Quand nous avons ensemble, samedi dernier, pénétré dans la tombe de Fetekti avec l'égyptologue tchèque Miroslav Barta comme guide, je vous avais expliqué, amis lecteurs, que l'endroit avait fort heureusement déjà fait l'objet d'une étude réalisée au XIXème siècle par Karl Richard Lepsius, notamment à propos des murs de la cour intérieure qu'il avait excavée et des peintures ressortissant au domaine de ce qu'il est habituellement convenu d'appeler "scènes de la vie quotidienne" qu'il y avait découvertes et relevées.
Parmi elles, une célèbre représentation d'un marché de plein air
auquel, comme promis en nous quittant, je voudrais aujourd'hui consacrer mon intervention.
Célèbre dans la mesure où la présence de semblable manifestation populaire dans un contexte funéraire se révèle en définitive particulièrement peu fréquente et, à tout le moins à l'Ancien Empire, se résume à deux tombes exhumées à Abousir : celle de Ptahshepses, que j'avais évoquée dans un article du 27 mars dernier et dans laquelle on peut voir, selon la légende hiéroglyphique, un homme troquant vraisemblablement un pain contre des oignons ; et dans celle de Fetekti que nous allons détailler ce matin. Mais aussi à quelques-unes situées à Saqqarah : celles de Kagemni, dans laquelle des marchands proposent onguents et parfums quand d'autres personnages échangent différents types de vases ; de Tepemankh : un fragment représentant l'étal d'un poissonnier est d'ailleurs exposé au Département des Antiquités égyptiennes des Musées royaux d'Art et d'Histoire, Parc du Cinquantenaire, à Bruxelles - ; d'Ankhmahor, par ailleurs connu pour une scène de circoncision ; de deux frères, Niankhkhnoum et Khnoumhotep et, bien sûr, dans le mastaba de Ti que je vous ai si souvent conseillé de virtuellement visiter grâce à l'excellent site d'OsirisNet.
Vous aurez évidemment remarqué les deux verbes que j'ai
employés pour définir ces relations commerciales : troquer et échanger. Il faut en effet savoir qu'à cette époque lointaine, c'est par ce moyen que dans toute société s'obtenaient les
marchandises convoitées : l'un pouvait exhiber une paire de sandales qu'il avait confectionnées contre quelques légumes cultivés dans le jardin d'un autre ; ou une villageoise marchandait quelque
ustensile de cuisine fabriqué par son époux contre un bijou, ou un vêtement ...
En parallèle à ces scènes peintes, la lecture d'une abondante documentation papyrologique confirme parfaitement que les produits d'utilité courante ou autres que l'on désirait se procurer pouvaient être obtenus grâce à l'un quelconque objet que l'on possédait en plusieurs exemplaires, voire même, dans certains cas, dont on acceptait de se priver. Et vraisemblablement, comme à l'occasion de nos actuelles brocantes dominicales, il était avéré que le superflu de l'un constituait souvent le nécessaire d'un autre.
Un point me semble en outre intéressant à épingler : que ce soit dans certains textes de transactions ou sur les représentations pariétales d'un tombeau et même au niveau des légendes hiéroglyphiques qui les accompagnent, rien, pratiquement jamais, ne nous renseigne sur le qui est qui ?, sur le qui fait quoi ? ; rien ne vient en fait différencier un vendeur d'un acheteur. Ce qui signifie bien qu'en de semblables marchés de campagne ou citadins se pratiquaient des activités commerciales sur base du simple troc.
Le souci de vérité historique m'oblige à toutefois ajouter que même s'il fallut attendre les rapports marchands plus larges, notamment à Basse Epoque avec les Perses et les Grecs, pour voir apparaître une véritable monnaie frappée à l'effigie d'un souverain ou d'un tout autre symbole, les Egyptiens utilisèrent, et ce dès l'Ancien Empire, des mesures de denrées quotidiennes - les céréales ou l'huile, par exemple,-, en guise de système d'évaluation.
Et même, vous vous en doutez probablement beaucoup moins, des unités pondérales : en effet, un petit anneau d'argent appelé shâti dans les textes, d'environ 7,5 grammes servit ainsi d'unité monétaire pendant au moins deux millénaires ; secondé qu'il fut également par le deben, un "poids" d'approximativement 90 grammes, et qui correspondait donc à 12 shâtis.
Un jour, j'aurai probablement l'opportunité de plus spécifiquement m'étendre sur ces notions de "monnaie" égyptienne ... Mais pour l'heure, revenons sur le marché grouillant de monde - probablement en bordure du Nil -, que nous donne à voir la tombe de Fetekti.
Ou plutôt, que donnait à voir. Car ce fut là une des déconvenues des égyptologues tchèques qui redécouvrirent le mastaba en 1991, après un siècle et demi d'oubli complet : bon nombre des peintures reproduites dans les Denkmäler de Lepsius n'existaient plus ! Les pluies torrentielles qui chaque année s'engouffraient dans ce vallon avaient irrémédiablement détruit l'oeuvre des "scribes des contours égyptiens".
Il faudra donc nous contenter de la planche 96 ci-dessus reprise du tome II de la somme de Karl Richard Lepsius pour ensemble déambuler sur un marché égyptien antique.
Les différentes activités marchandes figurées ici se déroulent sur trois registres horizontaux se subdivisant chacun en deux évocations distinctes : bien que celles du niveau supérieur soient déjà en partie effacées à l'époque de Lepsius,
vous distinguez, à gauche, un homme debout qui vraisemblablement tend une pièce de tissu à un autre assis.
Je souligne "vraisemblablement" dans la mesure où
les égyptologues ne sont pas tous d'accord avec cette vision des choses ; pour ma part, j'ai opté pour celle de Miroslav Barta, qui me paraît être, dans son analyse de l'ensemble des panneaux
décoratifs, celui qui est le plus proche des textes qui les accompagnent, ... quand bien évidemment ils ont été préservés.
Selon lui, seuls deux exemples proposant semblable
transaction d'un produit textile, seraient actuellement connus. S'interrogeant sur la raison pour laquelle l'un d'eux se trouve précisément dans ce mastaba-ci, il poursuit en rappelant que
Fetekti dirigeait un atelier de fabrication textile au service de la Cour et que cette pièce de tissu pourrait constituer une récompense qui lui aurait été
accordée.
Pour la petite histoire, j'ai en revanche lu dans un ouvrage qu'ici l'homme debout tendrait plutôt une planche à l'autre ! Mais comme aucune légende hiéroglyphique permettant de préciser l'événement n'a été conservée au-dessus du tableau, le débat reste pour vous ouvert, amis lecteurs, quant à votre propre interprétation ...
Ceci posé, si M. Barta est dans le vrai, cela incline à penser, dans un premier temps, qu'il ne s'agirait alors nullement d'une scène de marché ; ensuite, que nous aurions là avec le personnage assis un "portrait" du défunt lui-même.
Au registre médian, nettement moins
endommagé,
la scène de droite relate un échange entre deux hommes mêmement vêtus d'un pagne :
celui de gauche, debout, tenant des sandales dans une main, propose toutefois de l'autre un collier de perles à celui assis devant son panier de gâteaux : ayant déjà agrippé le bijou qui
semblerait l'intéresser, il présente une de ses pâtisseries.
Les textes hiéroglyphiques apparents qui encadrent le début de l'échange fournissent à la fois l'une ou l'autre précision - ainsi apprenons-nous que l'homme debout se prénomme Iounek -, mais surtout restituent les propos de chacun : Vois, mon gâteau est suave, dit l'un ; Vois, mes sandales sont solides, rétorque l'autre.
La scène de gauche, quant à elle, nous donne à comprenre deux transactions qui se déroulent en même temps : tout en éviscérant un des poissons de son panier, l'homme assis discute avec une jeune femme à robe longue et cheveux courts portant un caisson sur l'épaule. Trop de hiéroglyphes ont disparu sur la droite pour que nous puissions encore reconstituer les dialogues : la dame offre-t-elle le contenu de son fardeau ? Sont-ils en train de négocier le prix des poissons alors qu'elle n'a rien à proposer en échange ?
Ici aussi, les avis divergent chez les commentateurs ...
Tout proche, une autre dame, à cheveux longs cette fois, essaie, selon les inscriptions, de troquer deux bols nemset, contre un vase mesekhet. Faut-il comprendre, par l'attitude de l'homme assis qui maintient son récipient sur le sol alors que la chalande lui tend les siens, que la proposition ne lui paraît pas recevable, partant, que l'échange sera difficile ?
Au registre inférieur, incontestablement la partie la moins déteriorée de l'ensemble de ces peintures murales,
nous voyons, à droite, un producteur installé avec son imposant panier d'osier apparemment rempli de légumes dont on peut distinguer, du côté des deux hommes qui s'approchent, la partie supérieure de jeunes oignons : le premier des acheteurs potentiels, celui qui porte un sac en bandoulière, se présente avec un collier à échanger, tandis que le second tient en mains deux types distincts d'éventails (ou de chasse-mouches).
Vois cette parure, vois ce beau bijou, vois ces éventails, précisent les textes.
Laisse-moi voir, répond le paysan en s'emparant du collier, et donne-moi ton prix
A gauche de cette scène, deux autres, comme au registre médian, se déroulent en parallèle : la première, plus difficile à analyser parce qu'abîmée au niveau d'une grande partie de la légende hiéroglyphique, nous montre deux hommes dont un seul tient quelque chose dans chacune de ses mains : peut-être des hameçons dans la droite et un papyrus qu'il brandit dans la gauche?
Tout à côté, une jeune dame en robe longue, cheveux courts et caisson sur l'épaule - serait-ce la même personne qu'au registre médian ? -, dont le nom, Minmeret, est cette fois inscrit juste devant les jambes, discute avec un autre poissonnier assis près de son éventaire. Il semblerait, d'après la portion de texte traduisible, qu'elle juge le prix demandé excessif et en appellerait à un certain Ibi, superviseur du marché, afin qu'il tranche leur différend.
Quoiqu'il en soit exactement des analyses que l'on peut - ou ne peut exactement - déterminer, il n'en demeure pas moins que ces quelques "prises de vues" d'un marché égyptien antique réalisées par un ou plusieurs artistes de l'Ancien Empire, et que Lepsius a eu la bonne idée d'enregistrer dans ses dessins, restituent parfaitement une ambiance, une réalité sociale qu'en Egypte comme ailleurs nous pouvons encore en partie retrouver à notre époque ...
J'ai même eu, un instant, l'impression d'entendre une voix chaude qui me fredonnait :
J'ai hâte au point du jour de trouver sur mes pas ce
monde émerveillé qui rit et qui s'interpelle le matin au marché :
Voici pour cent francs du thym de la garrigue, un peu
de safran et un kilo de figues.
Voulez-vous, pas vrai, un beau plateau de pêches ou bien d'abricots ?
Voici l'estragon et la belle échalote, le joli poisson de la Marie-Charlotte.
Voulez-vous, pas vrai, un bouquet de lavande ou bien quelques oeillets ? ...
Pas vous ??
(Allam : 2008,
133-4 ; Barta : 2005 ³; Menu : 2008, 129 ; Montet : 1925, 319-26 ; Peters-Destéract : 2005, 109)