par Thierry Meyssan*
Comme souvent face à des enjeux importants, la presse distrait le public des vraies questions. Le traitement de l’attaque israélienne contre la Flottille de la liberté en est un nouvel exemple. Les grands médias cherchent à dire qui sont les bons et les méchants, pas à expliquer le rapport de force.
Thierry Meyssan analyse ici les vraies motivations de Tel-Aviv et d’Ankara, et dévoile le détail qui a transformé le coup de force israélien en désastre diplomatique.
Une semaine après l’attaque en haute mer d’un convoi humanitaire maritime par les troupes israéliennes de quels éléments nouveaux dispose t-on et quelles premières conclusions peut-on établir ?
Avant de répondre à cette double question, il convient de balayer le blabla médiatique qui obscurcit le sujet.
En premier lieu, la Flottille de la liberté n’entendait pas simplement apporter du secours matériel aux Gazaouites, mais aussi briser le blocus [1]. Cette donnée, après avoir été occultée durant deux jours, a soudain été ajoutée à l’argumentaire des porte-parole israéliens. Ceux-ci ont alors accusé les humanitaires d’être des crypto-politiques, bien que la coalition Free Gaza ait toujours revendiqué palier à l’impuissance des Etats à faire respecter le droit international et humanitaire. Les militants embarqués sur la Flottille étaient des citoyens du monde venus appliquer la résolution 1860 des Nations Unies.
Les porte-parole israéliens ont reproché aux humanitaires d’avoir opposé une résistance aux soldats et d’avoir même utilisé des armes contre eux. Cela montrerait qu’il s’agissait en réalité de « terroristes ». Pour appuyer ce raisonnement, le ministère des Affaires étrangères a diffusé diverses photos de couteaux et d’armes par destination saisis sur le Mavi Marmara [2]. Or, les données EXIF de ces photos montrent que la plupart sont anciennes et ont été prises en d’autres circonstances [3]. Il s’agit là d’une technique classique de propagande, pendant que l’on discute de la véracité des photos, on masque que, au regard du droit international, non seulement la poursuite du blocus est illégale, mais Israël, puissance occupante a le devoir de veiller à l’acheminement de l’aide humanitaire. En outre, l’attaque de la flottille en eaux internationales étant illégale, les passagers avaient le droit de se rebeller, pourvu qu’ils aient —eux— un usage « proportionné de la force », ce qui fut le cas.
En second lieu, en termes de sécurité, Israël n’avait que faire de laisser passer cette flottille. Elle n’apportait pas d’armes à la Résistance palestinienne, uniquement de l’aide à la population. Certes, Tel-Aviv a imposé un embargo qui constitue, selon les termes du rapporteur des Nations Unies, « une punition collective », mais même au regard de cette punition imposée à 1,5 million de Gazaouites, 10 000 tonnes de marchandises ne représentent pas un enjeu significatif (cela fait moins de 7 kilos par habitant, ce n’est pas avec cela que l’on reconstruit sa maison et que l’on nourrit sa famille). Israël a d’ailleurs déjà laissé passer des convois terrestres de Free Gaza et un convoi maritime, et il s’est engagé cette semaine à acheminer l’aide transportée par le cargo Rachel Corrie.
L’objectif israélien, ainsi que je l’ai indiqué dans ces colonnes dès le premier jour, était de « casser la crédibilité de la Turquie », au moment où elle se rapproche de la Syrie et de l’Iran –ou, de manière plus précise, de faire tomber le gouvernement Erdoğan— et de « revendiquer le leadership du mouvement sioniste en montrant que Tel-Aviv décide et Washington entérine » [4].
Les stratégies respectives
Ce neuvième convoi du collectif Free Gaza a été encouragé par Ankara pour démontrer l’illégalité du blocus.
Lors de sa conférence de presse à New York, le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, a indiqué que son gouvernement avait multiplié les contacts préalables avec son homologue israélien pour l’informer du convoi et lui demander de laisser le passage ouvert.
Autant que l’on puisse savoir, Ankara avait envisagé trois scénarios :
1. Israël laisse passer le convoi qui est accueilli en fanfare par les Gazaouites. Dans ce cas, la Turquie démontre que, contrairement à la plupart des gouvernements arabes, elle est indépendante et ne se plie pas aux injonctions de Tel-Aviv.
sont accueillis en fanfare. Tel-Aviv garde la tête haute, et le bénéfice politique est moindre pour Ankara.
tre en cause la cion : montrer à l’état-major turc que si le gouvernement civil vient aider les Palestiniens, Tel-Aviv peut en retour agiter les séparatistes kurdes ; et montrer une fois de plus, qu’adossé aux Etats-Unis, Israël est au dessus du droit international. Bref, le gouvernement Netanyahu pensait possible de pousser les militaires turcs à perpétrer un cinquième coup d’Etat.
Dans cette optique, le tandem Netanyahu-Barak a commandité à des mercenaires kurdes une attaque terroriste contre la base militaire navale d’İskenderun (au sud de la Turquie). Elle a été réalisée le 31 mai peu après 0 heures. Des roquettes ont été tirées lors de la relève la garde, tuant 7 soldats [5].
Par ailleurs, le gouvernement israélien s’est assuré d’être couvert par Washington [6]. Ainsi que l’a fait remarquer le leader libyen Mouamar Khadafi [7], il est impensable que les forces israéliennes aient lancé une opération de piraterie en Méditerranée sans en informer à l’avance la VIe flotte états-unienne, chargée de combattre la piraterie et le terrorisme dans cette zone, avec laquelle elles travaillent habituellement. L’idée était de saisir les marchandises et de les acheminer à Gaza pour montrer sa bonne foi, tout en arrêtant les militants et en les accusant de liens avec le « djihadisme » pour discréditer le gouvernement démocrate-musulman de l’AKP.
L’abordage de la flottille pouvait avoir lieu soit de nuit en haute mer, soit de jour dans les eaux palestiniennes. Le gouvernement israélien a choisi la première option de sorte que l’assaut ne soit pas commenté en direct sur les chaînes de télévision satellitaires par la soixantaine de journalistes embarqués par Free Gaza. L’ordre a été donné au moment où se terminait l’attaque de la base navale d’İskenderun.
De fait, Israël a bien été couvert par les Etats-Unis, qui (avec la France) se sont efforcés d’empêcher toute décision contraignante du Conseil de sécurité. A l’issue d’une interminable session, celui-ci a accouché d’une indigente déclaration présidentielle [8]. On peut y lire une litanie de vœux pieux sur la libération des prisonniers, l’aide humanitaire aux Gazaouites, et la création d’un Etat palestinien.
En coulisses, le Conseil était divisé sur un point juridique particulier, que nous détaillerons dans un instant. Il s’est montré impuissant à clarifier lui-même les faits : au lieu de créer une Commission d’enquête, il s’est limité à demander « qu’il soit procédé [éventuellement par Israël] à une enquête prompte, impartiale, crédible et transparente, dans le respect des normes internationales ».
Certes, la Commission des droits de l’homme de l’ONU a, quant à elle, institué une mission pour établir les faits, mais sa compétence est limitée [9]. Au demeurant, Israël s’en moque comme il s’est moqué de la mission Desmond Tutu sur les crimes commis à Jenine, ou de la mission Richard Goldstone sur les bombardements de Gaza.
La confusion des territoires
Alors que les agences de presse avaient évoqué 16 morts, le bilan réel serait de 9 tués, sous réserve que les blessés graves ne succombent pas ultérieurement de leurs blessures. Selon la télévision publique turque, les commandos israéliens avaient une liste de personnes à éliminer, mais la résistance des passagers ayant perturbé le plan, seul le poète Raed Salah a été atteint. Il est probable qu’au moment de donner l’ordre de l’assaut, le gouvernement Netanyahu savait que le Mavi Marmara avait été enregistré aux Comores. Les commandos croyaient donc commettre des violences en territoire comorien.
Or, les organisateurs, soutenus par les autorités turques avaient hissé le pavillon turc et non celui des Comores. En outre, ils avaient déployé un gigantesque drapeau turc sur le flanc du cargo. Selon la jurisprudence de la Cour permanente de Justice de La Haye [10], le bateau n’était donc pas territoire comorien, mais turc. Il avait d’ailleurs déjà changé de nationalité lorsqu’il avait rejoint le reste de la flottille et la République de Chypre lui avait refusé le mouillage à cause de cela.
Tous les débats sur l’échec du renseignement israélien ne portent que sur cela : comment le Mossad a-il pu ignorer le changement de nationalité du cargo ?
Toutes les déclarations gênées de chancelleries, à Washington, à Paris et ailleurs, demandant que les faits soient établis avant qu’elles ne se prononcent sur les conséquences juridiques, portent sur ce point jamais énoncé : au moment de l’assaut, le Mavi Marmara était-il territoire comorien ou turc ?
La réponse à la question est de la plus haute importance. En effet, la Turquie est membre de l’OTAN et l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord stipule :
« Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. »
Juste avant que ne se réunisse le Conseil atlantique, la Justice turque a procédé à un nouveau coup de filet pour arrêter des personnalités accusées d’avoir fomenté un complot contre le gouvernement constitutionnel. Parmi les suspects figure l’ancien ministre de la Justice, Seyfi Oktay. Ils auraient appartenu au réseau Ergenekon, version locale actuelle du Gladio… c’est-à-dire des services secrets de l’OTAN.
La symbolique de ces arrestations est renforcée par la campagne conduite depuis deux ans par les partisans de l’AKP dans les médias. A coup de fictions télévisées et de films de cinéma, ils ne cessent de vulgariser la manière dont les services secrets de l’OTAN organisèrent quatre coups d’Etat militaires successifs dans le pays. Ils ne cessent d’expliquer que les Anglo-Saxons jouent un double jeu, alliés de façade, ils ont alimenté les problèmes kurde, arménien et chypriote pour affaiblir le pays.
A l’issue d’une longue et pénible réunion à huis clos, le secrétaire général de l’Alliance, Anders Fogh Rasmussen, a lu une déclaration d’une phrase : « J’exige la libération immédiate des civils ainsi que des navires retenus par Israël » [11].
Bien sûr, personne n’a jamais envisagé que l’OTAN contraindrait Israël par la force, mais c’est bien là que se trouve le moyen de pression : pour préserver l’Alliance, les Etats-Unis devaient résoudre le conflit à l’amiable.
24 heures exactement après la déclaration de M. Rasmussen, le porte parole de l’administration pénitenciaire israélienne annonçait avoir libéré tous les prisonniers étrangers (il conserve en détention ses propres ressortissants impliqués) et être en cours de les acheminer vers leur Etat d’origine ou un Etat d’accueil.
Ce rebondissement révèle un problème inattendu. L’Alliance atlantique, a été constituée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni avec les Etats ressortissant de leur zone d’influence post-Yalta. Ils en étaient les maîtres et les autres membres étaient soumis à leur commandement. Hormis la parenthèse gaullienne, aucun membre n’a osé remettre en cause ce fonctionnement. Or, la Turquie, signe de sa montée en puissance, vient d’utiliser le Traité de l’Atlantique Nord pour forcer la main aux Etats-Unis.
Le tête-à-tête Erdoğan-Peres continue
En menottant et en tabassant leurs prisonniers, les commandos israéliens hurlaient en riant « One minute ! », « One minute ! ». Ce gimmick fait référence à l’algarade ayant opposé le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan au président Shimon Peres, lors du forum économique de Davos.
Cette provocation verbale a enflammé l’opinion publique turque qui s’estime insultée à travers son Premier ministre. Du coup, elle ne se contente pas d’approuver la réaction de M. Erdoğan, mais elle le pousse à en faire plus sur la scène internationale, ainsi que le montrent les derniers sondages.
C’est pourquoi le Parlement turc a adopté une résolution très offensive qui enjoint le gouvernement de « reconsidérer [les] relations politiques, militaires et économiques avec Israël et [de] prendre les mesures efficaces appropriées » [12].
Le ministère de la Justice a formé un groupe de travail pour examiner tous les recours juridiques en droit interne et international. Il s’appuie notamment sur le mémoire d’une association de juristes londoniens, que nous avons intégralement publié en anglais. [13].
Le parquet d’Istanbul-Bakırköy a ouvert une enquête [14]. Il a déjà fait procéder aux autopsies médico-légales et aux auditions des protagonistes turcs. Il pourrait inculper rapidement Benjamin Netanyahu et les généraux Ehud Barak et Gabi Ashkenasi pour piraterie, coups et blessures, meurtres, enlèvement et séquestration arbitraire.
Cependant, selon les éléments rassemblés, le procureur pourrait requalifier les faits en crime contre l’humanité. Dans ce cas, les prévenus ne pourraient plus voyager librement sans risquer l’interpellation.
Affirmer le leadership du mouvement sioniste
Si l’on se réfère aux communiqués et points de presse de la Maison-Blanche relatifs aux conversations téléphoniques successives entre le président Obama et le Premier ministre Natanyahu, les Israéliens étaient initialement fiers de leur coup. M. Netanyahu appelle d’abord le président Obama pour s’excuser de ne pouvoir honorer son invitation compte tenu des évènements qui l’obligent à retourner d’urgence à Tel-Aviv. Lors de la seconde conversation, M. Netanyahu raconte sa version des faits, c’est-à-dire qu’il place le président Obama devant le fait accompli. Si les Etats-Unis avaient autorisé l’arraisonnement, ils ne s’attendaient pas à ce carnage. La troisième conversation porte sur la manière de torpiller la réunion du Conseil de sécurité, c’est-à-dire que les Israéliens dictent leur feuille de route aux Etats-uniens.
La tonalité change lorsqu’on en arrive à la saisine du Conseil atlantique. M. Netanyahu devient difficile à joindre, tandis que la secrétaire d’Etat Hillary Clinton doit affronter son homologue turc, venu la harceler. Elle cherche un bouc émissaire et demande au général Ehud Barack de trouver une solution en faisant porter la responsabilité sur un subalterne, mais celui-ci refuse de faire sauter des fusibles. Non seulement il ne se désolidarise pas du commando qui a effectué le raid, mais il prend la défense de ses soldats et ira même leur rendre visite.
En définitive, les Israéliens doivent libérer leurs prisonniers. Ils ont imposé la situation, mais se sont fait imposer le dénouement.
Un problème supplémentaire surgit avec le décès de Furkan Doğan. Le jeune homme était double national turco-états-unien. Il s’ensuit que sa famille peut poursuivre l’Etat d’Israël pour meurtre devant les juridictions américaines.
- Funérailles de Furkan Doğan. Sur les pancartes, on peut lire « Notre honneur, notre martyr ».
Premières conclusions
Au final, le gouvernement israélien a échoué sur ses deux objectifs.
La Turquie sort renforcée de cet affrontement, et avec elle le triangle qu’elle forme avec ses alliés syrien et iranien. Au passage, elle a acquis plusieurs cartes. La Justice turque va juger par contumace les ministres et généraux israéliens pour les crimes commis. La mission d’investigation de la Commission des droits de l’homme va ternir un peu plus l’image d’Israël.
Surtout, la Turquie peut jouer une seconde partie. Selon nos informations, Ankara a informé le département d’Etat que M. Erdoğan envisage de briser personnellement le blocus de Gaza, comme François Mitterrand brisa en son temps le siège de Sarajevo [15]. Il pourrait embarquer sur une flotte humanitaire affrétée par des associations et soutenue par des gouvernements, dont l’Iran, la Syrie et le Venezuela. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, a déjà appelé tous les Libanais à participer à de nouvelles initiatives. Un appel pourrait être lancé aux marins de la Méditerranée, de sorte que des centaines de bâtiments de plaisance s’y joindraient. Le tout serait escorté par la marine de guerre turque… membre de l’OTAN.
Cette perspective a effrayé Washington qui se trouve soudain une ardeur nouvelle pour convaincre Tel-Aviv de lever le blocus.
Par ailleurs, le prestige acquis par la Turquie au cours de cette opération met en relief la collaboration de certains gouvernements arabes avec Israël, particulièrement celui d’Hosni Moubarak.
Ce dernier a en effet activement collaboré au siège de Gaza afin d’empêcher le contact entre le Hamas palestinien et les Frères musulmans égyptiens. Le Caire n’a pas hésité à construire un mur d’acier avec l’argent des Etats-Unis et le savoir-faire de la France pour emmurer 1,5 million de Gazaouites [16]. Et l’on se souvient de la réponse du ministre des Affaires étrangères Ali Aboul Gheit à qui l’on demandait ce qu’il ferait des femmes et des enfants affamés qui tentaient de passer la frontière. Il répliqua : « Qu’ils essayent, nous leur briserons les jambes ! ».
Du coup, le sang des victimes du Marmara rejaillit sur le gouvernement Moubarak et Alexandrie est au bord du soulèvement. Pour lâcher un peu de lest, le gouvernement égyptien a donc décidé d’entrouvrir temporairement la frontière.
Avant de jouer dans la cour des grands, la Turquie a probablement assuré ses arrières. Notre hypothèse, qui s’appuie sur l’interview de diplomates, est qu’elle a reçu des garanties de la Russie lors du voyage de Dmitry Medvedev au Proche-Orient. Ce scénario semble corroboré par la soudaine annonce de la venue à Ankara, le 8 juin, du Premier ministre Vladimir Poutine pour participer à un sommet auquel il n’était jusque là pas attendu. Il y rencontrera notamment le président iranien Mahmoud Ahmadinejad. La délégation israélienne qui était inscrite renoncera probablement à venir : tout officiel de haut niveau serait à la merci du procureur d’Istanbul-Bakırköy. Celui-ci pourrait inopinément qualifier les faits de crimes contre l’humanité et faire arrêter les officiels.