Il y a quelques semaines encore, il aurait paru totalement irréaliste de se poser la question de la sortie de l’euro.
Et puis l’euro lui-même est devenu un enjeu majeur de la crise économique et financière. Au point que Paul Volcker, ancien patron de la Fed et principal conseiller économique de Barack Obama,
évoque sa possible “explosion”.
Et voici que 69 % des Français, selon un sondage récent, avouent regretter le franc, 38% se déclarant même favorables à une sortie de l’euro.
Vingt ans après Maastricht, dix ans après la fin des monnaies nationales, l’euro a-t-il joué le rôle de bouclier que lui assignaient ses promoteurs ?
Pierre Moscovici La crise n’est pas uniquement économique et financière : elle est aussi une crise
politique, qui sanctionne l’absence d’un véritable leadership européen.
Je suis extrêmement sévère avec ceux qui dirigent l’Europe, qu’il s’agisse des personnalités supposées l’incarner, délibérément choisies pour leur transparence, ou des chefs d’État et de
gouvernement eux-mêmes, y compris Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, dont j’estime qu’ils n’ont pas pris la mesure de l’urgence, à savoir celle d’une refondation politique européenne.
Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’à mes yeux la sortie de l’euro soit une solution. C’est même tout le contraire : ce serait là une perspective à la fois irréaliste et nuisible.
Oui, je crois profondément que l’euro nous protège. Imaginons la situation dans laquelle nous serions aujourd’hui, en pleine tourmente économique et financière, si à la spéculation sur les dettes
publiques ou sur la situation des États s’ajoutait une spéculation sur les monnaies ! Rappelons que la période dite “bénie” des taux de change flottants était marquée par des fluctuations de taux
d’intérêt extrêmement brutales qui généraient une instabilité chronique et, s’agissant de la France, par une situation où les taux d’intérêt étaient en général beaucoup plus élevés que dans le
reste de ce qui est aujourd’hui la zone euro, ce qui n’a cessé de nous pénaliser dans la recherche de la croissance.
Sortir de l’euro, ce serait ajouter la spéculation à la spéculation, et l’instabilité à l’instabilité : le contraire, donc, d’une solution.
Admettez cependant que l’euro ne nous a pas protégés de la crise venue d’Amérique… Et qu’à l’heure où l’Amérique et l’Asie semblent renouer avec la croissance, nous sommes plus que jamais
dans l’oeil du cyclone…
Pierre Moscovici Je pense, comme Jacques Delors, que l’euro protège mais qu’il ne dynamise pas nécessairement. Je maintiens que la situation aurait été bien pire sans l’euro, qui
nous a protégés de terribles secousses monétaires, mais qu’il ne garantit pas pour autant le dynamisme de nos économies. Ce qui peut relancer nos économies, c’est la politique. Si nous n’allons
pas plus avant dans l’Europe politique, nous serons comme le cycliste qui fait du surplace : nous tomberons…
Pour vous, Nicolas Dupont-Aignan, on est déjà tombé du vélo ?
Nicolas Dupont-Aignan La métaphore cycliste me va parfaitement : plaquer une monnaie unique sur des économies différentes, c’est imposer à l’ensemble des concurrents du Tour de
France de rouler sur le même braquet, au même moment, à la même vitesse, dans l’ascension d’un col ou dans une descente… L’euro, pour moi, est la bombe à retardement qui peut faire exploser la
construction européenne, ce que je ne souhaite vraiment pas, contrairement à ce que prétendent certains.
Souvenons-nous… On nous avait dit que l’euro serait l’instrument numéro un de la croissance européenne. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : la zone euro est la zone de la planète où la
croissance est la moins forte. On nous avait aussi expliqué que l’euro allait mécaniquement faire converger les économies. C’est tout l’inverse qui s’est produit, l’euro agissant, à l’usage,
comme un formidable instrument de divergence : les pays forts gagnent toujours plus de terrain et ceux qui ont un défaut de compétitivité en perdent toujours davantage, le chômage, le déficit
budgétaire et commercial jouant le rôle de variables d’ajustement dès lors que la possibilité de jouer sur les monnaies n’existait plus…
Enfin et surtout, l’euro a joué le rôle d’un redoutable anesthésiant : se croyant à l’abri d’une monnaie solide, certains États, dont la France, ont fait exploser leur dette publique, au point
d’en arriver à la situation actuelle. Les dirigeants européens s’entêtent dans cette impasse car le but – avoué à demi-mot – de l’euro est moins économique que politique : forcer l’allure vers
une Europe fédérale dont les peuples ne veulent pas. Et c’est cette logique que l’on voit aujourd’hui se mettre en place : comme les pays les plus en retard de la zone ont été mis, par la monnaie
unique, hors d’état de rattraper leur retard de compétitivité, on se dirige vers un système de transferts financiers constants dans leur direction. Bientôt, vous verrez, on nous expliquera qu’il
faut un impôt fédéral croissant, pour entretenir des zones dont l’économie est incapable de redémarrer dans le cadre de l’euro. Ce système est fou : il aboutirait à essayer de faire coexister un
centre économique productif autour de l’Allemagne et, ailleurs, des territoires appauvris et éternellement assistés. D’où ma question à Pierre Moscovici : comment des pays en retard structurel de
compétitivité pourraient-ils rattraper l’Allemagne sans dévaluation, laquelle implique une sortie de l’euro? Croyez-vous sincèrement que la déflation sera supportée dans les pays du Sud sans
explosion sociale ?
Pierre Moscovici Vous savez parfaitement que les manipulations monétaires n’ont jamais réglé durablement les problèmes de compétitivité ! Ce que je vois, en revanche, c’est qu’en
dressant un bilan aussi inquiétant de la situation des pays du Sud, vous plaidez, paradoxalement, pour la réalisation du rêve allemand que vous dites redouter : celui d’une petite Europe que
Berlin pourrait dominer facilement.
En 1997, le chancelier Kohl ne voulait pas que la Grèce, l’Espagne, le Portugal, entrent dans l’euro. Il les qualifiait de pays du Club Med et dénonçait leurs pratiques budgétaires laxistes. À
l’époque, le gouvernement français de Lionel Jospin avait émis le souhait d’un euro large parce que nous pensions que l’union faisait la force et que l’on pourrait ainsi mener une politique de
solidarité.
Si votre thèse se révélait exacte, nous retrouverions le choix allemand initial c’est-à-dire un noyau dur à monnaie forte, pratiquant une politique de croissance faible. C’est vrai, si on ne fait
rien, arrivera fatalement le moment où la Grèce sortira de la zone euro. C’est justement ce qu’ont voulu éviter les chefs d’État et de gouvernement en décidant, le 9 mai dernier, d’aider la Grèce
et de mettre en place un mécanisme de stabilisation financière. Mais il faut évidemment aller plus loin, en jetant les bases d’un véritable fédéralisme budgétaire. C’est dans ce cadre de
solidarité, et dans ce cadre seulement, que pourra se poser, après 2012, la question du rééchelonnement de la dette grecque.
Au-delà du problème euro, n’est-on pas en train de traverser une crise du surendettement des États, après la crise de surendettement du secteur privé, en 2008, que l’on a voulu résoudre par
la dette publique ?
Pierre Moscovici Oui, et nous vivons en réalité le deuxième épisode de la crise, plus grave que le précédent et qui en découle. La réponse qui a été apportée à la crise
financière et les menaces de faillite du système bancaire nous ont conduits à mener des politiques contradictoires avec les règles fixées. Les fragilités sous-jacentes de certaines économies ont
été révélées, ainsi que des situations de mauvaise gestion caractérisée. Dès lors, la spéculation, les marchés, se sont attaqués aux maillons faibles. Nous n’éviterons pas les politiques de
désendettement. La question de la dette publique sera à l’évidence très présente dans la campagne présidentielle de 2012. Mais je ne crois pas que le retour à la monnaie nationale soit la bonne
réponse.
Comment, en effet, désendetter les États ? De manière dispersée, par l’austérité généralisée, ou solidaire et concertée, en menant des politiques coordonnées de croissance ? Ces choix
fondamentaux seront l’un des paramètres du grand débat des élections de 2012. Pour résorber un endettement public devenu non seulement insupportable mais menaçant.
Nicolas Dupont-Aignan Je remarque que, pour la première fois, vous évoquez la possibilité d’un rééchelonnement de la dette grecque. Mais je constate aussi que les pays européens
ont déjà voté pour la seule Grèce un premier plan de 110 milliards d’euros, dont 17 à la charge de la France, et que ce plan coûtera une fortune au contribuable car il n’est pas accompagné de la
seulemesure qui permettrait à Athènes de rembourser ses dettes, la relance par la dévaluation.
Dans toute l’histoire économique, on n’a jamais vu un plan de rigueur réussir s’il n’est pas accompagné d’une dévaluation permettant à l’économie productive réelle de redémarrer. Ce que l’on va
faire avec la Grèce est criminel. La violence de la rigueur imposée va provoquer une récession, les recettes fiscales vont s’effondrer, l’activité ne repartira pas. Alors qu’il serait si simple
de prévoir une sortie de l’euro de la Grèce, comme de l’Espagne et du Portugal qui, à mon avis, interviendra avant deux ans. Ce qui permettrait d’instaurer une rigueur progressive,de sortie de
crise, sans tuer la croissance, en relançant l’activité économie productive, le tourisme pour la Grèce, ou de purger la crise immobilière en Espagne. Je ne vois pas d’autre solution.
Mais il n’y a pas que les pays du Sud qui soient surendettés…
Nicolas Dupont-Aignan Bien entendu la France risque à terme de se retrouver dans la même situation, à cause d’un euro qui bride sa compétitivité. Pire encore, au lieu de dire,
comme aux États-Unis, qu’il faudra dix, voire quinze ans pour digérer la dette souveraine phénoménale de l’Europe, au lieu d’accepter un peu d’inflation pour passer ce cap, afin de ne pas casser
la croissance, les gouvernements européens donnent un grand coup de barre vers l’austérité qui nous conduit tout droit à la récession-déflation. C’est ce qu’a connu, de sinistre mémoire, le
continent durant l’entre-deux-guerres, et particulièrement la France, juste avant le Front populaire avec la politique du “bloc or” conduite par Pierre Laval et ses amis.
Je crois en outre que, contrairement au rêve de Pierre Moscovici, il n’y aura pas de transfert financier massif du Nord vers le Sud, parce que l’Allemagne n’en veut pas. Le véritable enjeu,
plutôt que de sauver un système condamné, c’est de mettre en œuvre des coopérations européennes beaucoup plus souples et réactives, scientifiques, industrielles, universitaires, culturelles…
Ainsi, l’Europe serait bien mieux acceptée par les Européens si elle s’occupait de l’avenir au lieu de faire souffrir en pure perte les peuples.
Pierre Moscovici Tout d’abord une précision : je ne considère pas comme une mauvaise nouvelle que l’euro, qui fut surévalué, s’affaiblisse, c’est un point positif qui soutiendra
notre croissance. Pour autant, il ne faut pas que cette baisse se fasse sans contrôle. Je pense aussi que le désendettement est nécessaire mais qu’il n’y a pas de raison de se précipiter, en se
mettant le pistolet sur la tempe. Ce qui ne veut pas dire que l’on peut continuer à laisser filer la dette. Quand je lis que l’austérité est en train de gagner toute l’Europe, je suis inquiet
parce que je ne pense pas que cela permettra de réduire les déficits, ni même de faire revenir plus de croissance. Enfin, je ne suis pas non plus contre une augmentation modérée de l’inflation à
un niveau de l’ordre de 2 à 2,5%.
Vous savez cependant mieux que quiconque que la lutte contre l’inflation est inscrite noir sur blanc dans les traités et que la Banque centrale est indépendante…
Pierre Moscovici L’indépendance n’empêche pas la discussion. On l’a bien vu quand le plan de sauvetage du 9 mai a été conclu. Beaucoup de dogmes ont été contournés !
Je pense pour autant que le démantèlement de l’euro serait un choc politique considérable. Et je n’ai pas le sentiment d’être dans le dogme quand je dis que l’euro est le fer de lance de la
construction européenne. Dans tous les domaines, la principale faiblesse des Européens réside dans leurs divisions. Ce qui est exact en revanche c’est que l’union factice ou technique ne les rend
pas plus forts. En revanche, s’ils retrouvent leurs petits tropismes nationaux en faisant leurs petites soupes sur leurs petits feux, j’ai peur qu’ils disparaissent de la scène internationale. Le
slogan “L’union fait la force”doit être le nôtre aujourd’hui. Et, je le répète, le temps est venu de faire l’Europe, de penser de manière ambitieuse les étapes à venir, sinon on va effectivement
dépenser beaucoup sans résoudre les problèmes de fond. Il est temps que les dirigeants européens se disent que cet équilibre instable n’est plus viable et qu’il faut avancer vers l’Europe
politique.
Nicolas Dupont-Aignan Ce type de proclamation me fait penser aux discours qu’on entendait dans l’ancienne Union soviétique :“Si le socialisme ne fonctionne pas toujours comme
nous voudrions, c’est que nous ne sommes pas allés encore assez loin dans sa réalisation !”
Certains européistes sont dans le même schéma de pensée. L’euro ne marche pas, mais ils veulent le maintenir à tout prix pour imposer une Europe fédérale mythique.
Mais quand admettrez-vous qu’il n’y a pas de peuple unique, pas de démocratie unique, et que le défi de l’Europe pour peser dans la mondialisation consiste justement à savoir articuler la liberté
des nations avec des coopérations pertinentes entre elles, pour armer le continent sur les vrais enjeux ? Arrêtons de nous arc-bouter sur la monnaie unique, carcan qui asphyxie nos économies, et
laissons au contraire les uns et les autres jouer leur rôle, en coopérant sur quelques points clés, y compris très loin dès lors que des zones d’intérêt commun sont identifiées. Ce sera le seul
moyen efficace d’affronter la guerre économique avec la Chine. Je pense profondément que nous arrivons à la fin d’un cycle : celui de cette Europe supranationale, hypercentralisée, conçue sur le
modèle des années 1950, celui des blocs technocratiques. La crise actuelle peut être une chance si elle nous aide à en prendre conscience.
Pierre Moscovici Je ne crois pas une seconde que nous vivons la fin de l’Europe fédérale. J’ai la conviction inverse, je pense que nous vivons l’échec de l’Europe
intergouvernementale. Nous n’avons pas trop de construction communautaire, mais au contraire pas assez en commun. Nous avons besoin de retrouver une Europe politique, plus fédérale, dirigée par
de vraies personnalités, alors que nous n’avons qu’une Europe désincarnée. Oui, la crise est l’occasion d’un tournant. Mais pas celui que vous préconisez : pour continuer à exister dans la
mondialisation, nous avons plus que jamais besoin de grands ensembles intégrés. L’Europe est un modèle que nous n’avons pas le droit d’abandonner. Nicolas Dupont-Aignan parle de coopération
scientifique, industrielle : c’est effectivement la clé de tout. Mais là où il préconise des programmes de coopération, je préconise, moi, des programmes communs.
Nicolas Dupont-Aignan Il ne faut pas plus ou moins d’Europe, mais “mieux d’Europe”. Et il faut abandonner le mythe de l’Europe politique, mythe complet parce que sans légitimité
démocratique. Confier des pouvoirs à une technocratie hors sol ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe. J’appelle donc de mes vœux le retour à une Europe des nations. Il est temps d’arrêter de
faire passer l’euro pour un bouclier alors qu’il a aggravé la crise. Je suis persuadé que l’on est beaucoup plus proche de l’explosion de la zone euro qu’on veut bien le dire. Ce système n’est
plus tenable. L’économie réelle s’effondre en Grèce, en Espagne et au Portugal et je crains que les dirigeants français soient prêts à subir une cure d’austérité sans précédent pour s’accrocher à
leur dogme, alors que la sortie de l’euro nous fournirait l’occasion d’un vrai nouveau départ. Le seul qui vaille : celui de la liberté retrouvée.
Valeurs actuelles, Débat animé par Eric Branca & Josée Pochat