"Venus & Hottentote" Carole Sandrel. Essai. Editions Perrin, 2010.
C’est en mai 2002 qu’eurent lieu, en Afrique du Sud, et en présence de Nelson Mandela ainsi que du président Thabo Mbeki, les funérailles officielles et en grande pompe d’une femme dénommée Sarah Bartman.
Qui était Sarah Bartman ? Son nom ne vous dira probablement rien aujourd’hui mais elle fut très célèbre en France et en Angleterre au tout début du XIXème siècle où on l’exhibait sous l'appellation, d’un goût douteux, de « Venus Hottentote ».
Pourquoi a-t-il fallu attendre près de deux siècles pour que Sarah Bartman, morte en 1815, repose enfin sur sa terre natale ? Parce qu’il a fallu dix ans de négociations à l’Afrique du Sud pour que la France, propriétaire des restes de Sarah Bartman, vote une loi qui permette de restituer la dépouille de la Venus Hottentote à son pays d’origine.
Le corps de Sarah Bartman était en effet jusqu’alors « propriété » du Musée de l’Homme à Paris. A sa mort en 1815 à Paris , Sarah Bartman, qui avait pourtant été baptisée en 1811 à Manchester, ne bénéficia pas de la sépulture due normalement à tout chrétien. On nia son humanité jusque dans la mort et son corps fut livré, à des fins « scientifiques » au Muséum d’Histoire Naturelle où le célèbre baron Cuvier « moula son corps, préleva ses parties intimes qu’il fit mariner dans le formol, le disséqua, et récupéra son cerveau et son squelette, sans plus d’émoi qu’il n’en avait quand il disséquait ses chers mollusques. »
On ne s’embarrassa donc pas de procurer à Sarah Bartman une sépulture décente, ceci pour deux raisons : elle était d’abord africaine, ce qui, pour les européens blancs de l’époque revenait à dire qu’elle était plus proche de l’animal que de l’espèce humaine.
En ce début du XIXème siècle, l’esclavage est une source de revenus conséquente pour les nations européennes. Il sera brièvement aboli en France en 1794 pour être rétabli par Napoléon en 1802 et il faudra attendre 1848 pour qu’il soit définitivement aboli.
L’angleterre, quant à elle, qui est pourtant la patrie ayant inventé le concept de l’Habeas Corpus, fera le commerce des esclaves jusqu’en 1833.
Ainsi, malgré l’Habeas Corpus édicté en 1679 et la Déclaration des Droits de l’Homme adoptée en 1789 par l’Assemblée Nationale française, l’esclavage constitue encore un marché juteux où l’on prélève la « marchandise » dans cet inépuisable vivier qu’est le continent africain.
De ces esclaves africains, les européens ont bien du mal à admettre l’appartenance à l’espèce humaine, les préjugés sur la supériorité intellectuelle de l’homme blanc sur les autres ethnies étant alors couramment répandus. Le « nègre » tient plus du singe que de l’être humain.
Le baron Cuvier, ce « Napoléon de l’intelligence », père de la paléontologie, n’échappe pas aux préjugés racistes de l’époque. Ainsi, suite à la dissection de Sarah Bartman, il écrira dans son compte-rendu au sujet de celle-ci : « Ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelaient ceux des singes. Elle avait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à ce que nous avons observé chez l’orang-outan. »
« […] J’ai donc comparé le bassin de ma Boschimane avec ceux des négresses et de différentes femmes blanches; je l’ai trouvé plus semblable aux premières, c’est-à-dire proportionnellement plus petit, moins évasé, la crête antérieure de l’os des isles plus grosse et plus recourbée en dehors. […] Tous ces caractères rapprochent mais d’une quantité presque insensible les négresses et les Boschimanes des femmes des singes.
« Les fémurs de cette Boschimane avaient une singularité particulière […]. Leur col était plus court, plus gros et moins oblique : ce sont tous là des caractères d’animalité. »
« […] Le nègre, comme on le sait, a le museau saillant et la face et le crâne comprimés par les côtés; le Calmouque a le museau plat et la face élargie. Dans l’un et dans l’autre les os du nez sont plus petits et plus plats que dans l’Européen.
« Notre Boschimane a le museau plus saillant encore que le nègre, la face plus élargie que le Calmouque, et les os du nez plus plats que l’un et que l’autre.
A ce dernier égard, surtout, je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne.
« […] Ce qui est bien constaté dès à présent, et ce qu’il est nécessaire de redire, puisque l’erreur contraire se propage dans les ouvrages les plus nouveaux, c’est que ni [ces] Gallas ou Boschimans, ni aucune race de nègres n’a donné naissance au peuple célèbre qui a établi la civilisation dans l’antique Égypte, et duquel on peut dire que le monde entier a hérité les principes des lois, des sciences et peut-être même de la religion.
[…] Aujourd’hui que l’on distingue le races par le squelette de la tête et que l’on possède tant de corps d’anciens Égyptiens momifiés, il est aisé de s’assurer que, quel qu’ait pu être leur temps, ils appartenaient à la même race d’hommes que nous; qu’ils avaient le crâne et le cerveau aussi volumineux, qu’en un mot ils ne faisaient pas exception à cette loi cruelle qui semble avoir condamné à une éternelle infériorité des races à crâne déprimé et comprimé. »
Voici donc explicitée, dans des termes qui nous apparaissent aujourd’hui révoltants, la théorie de la suprématie intellectuelle de l’Homme blanc sur les races dites inférieures.
La deuxième raison pour laquelle on dénia à Sarah Bartman le simple droit à une inhumation dans les règles fut qu’elle était considérée, outre son appartenance à une espèce « primitive » et « inférieure », comme une curiosité de la nature de par sa physionomie. Sarah Bartman était en effet affligée de stéatopygie, détail anatomique qui apportait de l’eau au moulin à toutes les inepties véhiculées depuis le XVIème siècle sur les singularités physiques des Bushmens d’Afrique du sud dont on disait que les hommes naissaient avec un seul testicule et les femmes avec une membrane recouvrant les parties intimes, particularité fantaisiste que l’on baptisa pudiquement de « tablier Hottentot. »
De par sa double nature de « sauvage » et de phénomène physique, Sarah Bartman fut exposée en Angleterre et en France, sur une estrade où tout un chacun pouvait, moyennant quelques pièces, l’observer sous toutes les coutures, voire la palper en s’esclaffant sur cette aberration de la nature comme on le fera quelques décennies plus tard avec Joseph Merrick, plus connu sous l’appellation d’ « Elephant Man. »
Le XIXème siècle est en effet l’époque qui vit fleurir un peu partout en Europe et aux Etats-Unis les zoos humains où l’on exhibait, sous de faux prétextes à caractère scientifique, des hommes et des femmes venus de contrées lointaines ou dotés de particularités physiques exceptionnelles. De la simple estrade de forains aux expositions universelles, on ne compte plus les exhibitions de « villages nègres », de nains, de géants et de femmes à barbe.
Si dans certains cas les personnes exposées l’étaient de leur plein gré, ce qui leur permettait de toucher un pourcentage sur les entrées et de gagner ainsi leur vie, la majorité des autres était contrainte et forcée de subir les commentaires et les railleries du public sans bénéficier d’une contrepartie en espèces sonnantes.
Ce fut le cas de Sarah Bartman, née vraisemblablement en 1789 (année de la Déclaration des Droits de l’Homme) en Afrique du Sud et appartenant à la tribu Khoïkoï, communément apparentée aux Bushmens. Vraisemblablement réduite en esclavage dès l’enfance, elle devint domestique chez un Boer du Cap.
En 1809, elle embarque pour l’Angleterre suite aux promesses à elle faites par deux personnages à la moralité douteuse : Alexander Dunlop et Hendrick Cesar qui la persuadèrent de se rendre en Europe où ses particularités physiques lui permettraient de gagner suffisamment d’argent pour ensuite revenir dans sa patrie et y vivre librement.
Il semblerait que Sarah Bartman ait accepté de son plein gré ce marché de dupe pour se retrouver finalement prisonnière de ces deux individus qui la considéraient comme leur « propriété » et l’exhibèrent un peu partout en Angleterre, ceci dans des conditions particulièrement dégradantes.
Il y eut, cependant,parmi le public qui vint voir la Venus Hottentote des voix qui s’élevèrent contre les traitements inhumains que l’on lui faisait subir. Il y eut même un procès, en 1810, qui déchaîna les passions mais les juges, ne pouvant (ou ne voulant pas) déterminer si Sarah Bartman était exhibée de la sorte sous la contrainte, on classa l’affaire sans suite.
Après quelques années, l’attrait pour la Venus Hottentote s’essoufflant, ses « propriétaires » la cédèrent à un autre « montreur » : Reaux, un français qui l’emmenera à Paris et qui, comme ses prédécesseurs, ne s’embarrassera pas, lui non plus de principes philanthropiques. A demi-nue, été comme hiver, Sarah Bartman devra se montrer au public de 11 heures du matin jusqu’à 23 heures, après quoi, elle faisait la curiosité des salons parisiens. On la regardait, on la touchait, on la tisonnait, qui de sa canne, qui du bout de son ombrelle.
Le calvaire de Sarah Bartman durera jusqu’à sa mort le 30 ou 31 décembre 1815.
La suite, on la connaît et il faudra presque deux cents ans pour que la Venus Hottentote retrouve sa dignité d’être humain et soit incinérée sur sa terre natale selon les rites de son peuple.
Avec « Venus & Hottentote », Carole Sandrel nous livre un remarquable et bouleversant témoignage sur le destin d’une femme abusée, injuriée, moquée et exploitée sa vie durant et jusqu’après sa mort, par des Européens prétendument civilisés qui, sous prétexte d’exhibitions à caractère scientifique, assouvirent leur fantasmes sexuels réprimés par une société hypocrite et pudibonde, au détriment d’une femme dont la couleur de peau dénonçait le caractère animal.
Avec cet ouvrage, Carole Sandrel fait aussi le procès d’un passé pas si lointain où le racisme et la croyance en l’inégalité des « races » étaient choses admises et indubitables. Ce racisme institutionnalisé et scientifiquement démontré n’a cependant pas disparu suite à une vaste prise de conscience. Il est toujours présent, prêt à ressortir de l’ombre pour fustiger l’Autre, celui qui est différent, celui qui n’a pas les mêmes codes et les mêmes règles de vie que les nôtres, celui que l’on accuse de voler nos emplois ou de profiter indûment des allocations versées par l’État. Certains partis politiques, voire certains gouvernements contemporains (suivez mon regard ) n’hésitent d’ailleurs pas à exploiter ce sentiment à des fins bassement électoralistes, quitte pour cela à réveiller les vieux démons assoupis.
Bien sûr, il est peu probable que l’on voie réapparaître les zoos humains comme il en existait au XIXème siècle. Aujourd’hui on retrouve leur équivalent dans la télé-réalité. Cette fois-ci, par contre, le spectateur ne contemple pas d’étranges étrangers ou des phénomènes de foire aux physionomies atypiques. Non, ce qu’il contemple par le biais de l’écran, c’est uniquement sa propre médiocrité.
L’ouvrage de Carole Sandrel est aussi l’occasion de s’interroger sur les frontières entre ce qui distingue l’homme de l’animal et de quelle façon les sociétés de l’ère industrielle ont manié ce concept. Un débat d’autant plus intéressant qu’il est maintenant prouvé que l’homme ne descend pas du singe mais n’est qu’un primate comme les autres, cousin du gorille et du chimpanzé et nullement son descendant évolué. Le lecteur pourra approfondir ces questions en lisant ou relisant "Cannibale" de Didier Daeninckx au sujet des zoos humains ou encore « Les animaux dénaturés » de Vercors traitant de la frontière ténue (imaginaire) qui sépare l’homme de l’animal.
Illustration du XIXème siècle représentant Sarah (Sartjee) Bartman, la Venus Hottentote
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 10 juin à 23:28
Pour en savoir plus sur la Vénus hottentote, il y a un très bon site sur la Venus hottentote A visiter absolument!