Résumé: La construction des tours a évolué dans ses qualités de mixité sociale et fonctionnelle et environnementales. Les tours permettent en outre de faire face à la raréfaction du foncier alors que les villes attirent toujours plus de population. Elles obéissent surtout à l'objectif de densité qui traduit la nécessité de rendre la ville plus compacte. Cet article remet en question le lien entre la hauteur des tours et la densité désirée pour limiter un étalement urbain néfaste pour le futur de l'agglomération (pollution, modèle économique et social en faillite, destruction des terres agraires et de la biodiversité). La densité peut-être identique quel que soit le choix urbanistique: une tour, des duplex en bande ou des petits immeubles en îlots. Pour certains les tours conduisent à l'isolement de la vie urbaine, loin du projet calédonien de destin commun. Les nouvelles tours à Nouméa, destinées à une clientèle de luxe, privilégient quant à elle la rentabilité sur l'insertion urbaine et sont inadaptés aux modes de vie océaniens. Les tours ne sont pas l'unique solution à l'étalement urbain, d'autres pistes peuvent être suivies: densifier la ville en restreignant l'automobile, assouplir les règles pour que chacun puisse agrandir son chez-soi ou maîtriser le foncier par une agence foncière publique. Enfin, la consultation avec les populations apparaît indispensable dans la construction de la ville pour une meilleure insertion de projets denses.
Les grandes métropoles n'ont pas le monopole du débat sur le renouveau des tours dans les centre-villes. Nouméa n'échappe en effet pas aux discussions et le plan «Nouméa 2025» nous promet l'érection de quelques tours tandis que les élus fantasment à voix haute sur une ville qui offrirait le visage d'Honolulu, de Miami Beach ou de Surfers' Paradise, avec, rêve-t-on, «le plus beau front de mer du Pacifique» .
Vue aérienne d'Honolulu: des tours au centre mais une ville étalée derrière
Mais d'où vient ce nouvel amour pour la hauteur qui se faufile jusque dans les tréfonds du Pacifique ? En effet, pour quelles raisons les tours détruites hier à Saint Quentin sont désirées aujourd'hui à la Vallée du Tir comme des symboles magnifiques de densité urbaine ? Qu'est-ce donc que la densité en urbanisme, comment la définit-on, quelle forme prend-elle ? Que souhaite-t-on à travers la densité ? Implique-t-elle inexorablement la hauteur ? Ces mises au point nous emmenerons tout naturellement dans les bras des pourfendeurs de la hauteur et des tours.
Cela nous permettra d'interroger les tours au regard du vivre ensemble, de ce que le philosophe Thierry Paquot nomme «l'habitabilité», de la mixité sociale, des vertus de la rue et enfin de leurs performances environnementales.
Enfin, nous relierons ce débat au contexte du Grand Nouméa pour nous interroger sur la pertinence de ce transfert architectural à la réalité urbaine calédonienne d'aujourd'hui et de demain, à l'adaptation de la hauteur à la vie océanienne, mais aussi sur le mode avec lequel ces projets voient le jour.
1. Pourquoi le retour à la hauteur ?
La hauteur dans les villes, les tours, présentent bien des supporters. Parmi les premiers, les grands architectes. La tour est en effet un objet architectural qui permet aux architectes de mettre en valeur l'ensemble de leurs qualités esthétiques. Ce n'est donc pas un hasard que les grandes villes mondiales voient fleurir ici et là d'imposantes bâtisses conçues par les plus grands noms du star system architectural.
La tour Agbar à Barcelone de l'architecte Jean Nouvel, élégamment surnomée par les catalans "le suppositoire".
Cet objet d'architecture a ainsi pour objet, d'après Jean Nouvel, de créer l'évenement dans le paysage urbain, de le rythmer :"La verticale par sa rareté, a toujours été un élément important du paysage". Mieux encore, elle porte l'image de la modernité tant et si bien que la ville moderne est inséparable de la tour et de la hauteur (déjà Pompidou ne s'exclamait-il pas: "c'est un fait que l'architecture des grandes villes se ramène à la tour"). Cette image de modernité s'inscrit ainsi pleinement dans la revalorisation des centres villes largement marquée par l'émergence d'une creative class (ingénieurs, chercheurs, businessmen, ...) en quête d'urbanité branchée que les villes, pour assurer leur développement économique, cherchent pas tous les moyens à séduire. La tour appartient ainsi à un package, devient le passage obligé d'une stratégie de branding (i.e. la publicité de la ville comme produit marketing) comprenant entre autre un tramway ultra-moderne, un grand musée (de type Guggenheim, sur les pas de Bilbao) ou encore un grand stade (voire un circuit pour accueillir un Grand Prix de Formule 1).
Les promoteurs de la hauteur et des tours affirment par ailleurs avoir retenu les leçons du passé et proposent des tours à l'image de la Cité Radieuse entre mixité sociale et fonctionnelle dans la création de véritables lieux de vie.
Expliquer le retour à la hauteur par des seules questions de lobbying, d'image ou de retour à la mixité ne suffit pas. La hauteur permet surtout de faire face à la raréfaction foncière. Ce n'est pas un hasard si de tels objets pulullent à Hong Kong ou à Singapour. En effet, face au phénomène de concentration urbaine (voire métropolitaine) lié à la société informationnelle, dans laquelle, finalement, l'accroissement de la vitesse du transfert de l'information affranchit la nécessité de villes étapes. Ce phénomène a pour effet de générer des métropoles voire des mégalopoles si ce n'est comme disent certains, des métapoles. Mais nul besoin de sortir autant de grands mots, il suffit de voir la situation de Nouméa où la population afflue pour profiter du développement économique alors que les opportunités foncières pour construire du logement réduisent comme peau de chagrin, augmentant le prix du sol, et rendant nécessaire une densification permettant d'en rentabiliser le coût.
Car au delà des préoccupations de pénuries foncières (est-elle si importante au regard des surfaces inexploitées, des délaissés routiers en bord de voie express transformables en avenues habitables , des friches industrielles, des parcs de stationnements, des terrains militaires, etc. ?) le maître mot du retour à la hauteur s'écrit en sept lettres: D-E-N-S-I-T-E.
Mais pourquoi donc cette volonté de densifier ?
La volonté de densité se confond finalement plus sûrement avec celle de compacité et de maîtrise de l'étalement urbain.Il convient ici de rappeler que l’étalement urbain représente à bien des égards un phénomène du développement des villes à maîtriser. Ce mode d’urbanisation conduit effectivement à une multiplication et un allongement des déplacements énergivores et sources de pollution atmosphérique. Par dessus tout, son modèle économique, qui repose sur un faible coût des énergies fossiles, tend peu à peu à s'effriter, du fait de l'augmentation certaine du coût du pétrole dans la prochaine décennie. Par ailleurs l'économie de l'étalement urbain entraîne des difficultés de gestion : la diffusion de l'habitat entraîne des coûts considérables (adduction d'eau potable, gestion des déchets, etc.) pour les collectivités qui peinent de plus en plus à y faire face (comme en témoigne la récente taxe sur l'aménagement en Nouvelle-Calédonie). De plus la périurbanisation provoque des effets regrettables sur les paysages, le respect de la biodiversité et grignote les terres agricoles. Dans un pays comme la Nouvelle-Calédonie, qui figure parmi les 34 points chauds de la biodiversité (recensant plus de 1500 espèces endémiques avec une perte de 70% de l’habitat d’origine) relevé par l’organisation Conservation International, et dont le lagon appartient au classement du patrimoine mondial de l’UNESCO, la limitation des pressions anthropiques sur le milieu naturel apparait comme une préoccupation majeure dont la question urbaine ne saurait se détourner.
La diffusion de l'habitat, telle qu'elle peut se voir le long des voies express ou encore à Païta, apparaît ainsi comme un phénomème qu'il importe de maîtriser. Pour cela de nombreux urbanistes proposent le retour à un urbanisme compact se développant autour des transports publics (dans un modèle en doigt de gants ). Avec cette nécessité nouvellement exprimée, du fait de la situation économique liée à l'industrie pétrolière et aux préoccupations environnementales, entre autres, de compacité, il devient plus aisé de comprendre que la hauteur en ville redevienne au goût du jour. Car comment s'étendre moins si ce n'est en construisant plus haut, si ce n'est en faisant la promotion de la densité urbaine ? Le regain d'intérêt pour les tours s'explique ainsi par leur nouvel apparât écologique et économique d'autant que les méthodes modernes de construction semblent autoriser des performances énergétiques étonnantes (dont la construction et le fonctionnement quotidien demandent peu d'énergie).
Nous arrivons ici à l'importantissime question de la densité: qu'est ce que la densité ? Comment la mesure-t-on ? Quelle forme prend-elle ? La hauteur est-elle la seule voie pour parvenir à la densité ?
2. Densité, compacité et hauteur: quelques nécessaires éclaircissements.
Qu'est-ce que la densité ? La densité (résidentielle, car je parle bien ici d'habitat) se définit par le ratio entre le nombre de logement et la superficie d'un terrain. Elle s'exprime généralement en nombre de logement par hectare (1ha = 10 000m2). Il est question de densité brute, je laisse de côté la densité nette mais ceux qui le souhaitent pourront trouver le loisir de passionnantes lectures sur ce sujet sur Internet. Cette mesure est généralement utilisée pour évaluer la rentabilité d'un projet (ou d'une ville) au regard des coûts de construction, des infrastructures à mettre en oeuvre, des transports en commun et de différents autres services publics (ramassage des déchets, école, poste, etc.). Voici quelques exemples glânés dans les documents d'un atelier de concertation dans la Ville de Québec (et qui illustre joliment mes plaidoyers sur une approche communicationnelle de l'urbanisme ).
Cette première diapositive fait état de faibles densités (de 2,5 à 25 logements/Ha) qui correspondent dans le Grand Nouméa à la très écrasante majorité des quartiers de l'agglomération. Le Grand Nouméa, par excellence, s'est construit dans le rêve américain de la faible densité et de la généralisation de la villa indépendante.
Les diapositives qui suivent illustrent différentes voies pour aboutir à des densités plus élevées (avec une identité architecturale toute québecoise mais que l'imagination créatrice des architectes calédoniens ne saurait manquer d'adapter aux spécificités océaniennes si tant est que cela est désiré).
Mais la diapositive qu'il me semble essentiel de saisir concerne la perception de la densité où il apparaît clairement que la hauteur n'a pas l'apanage de la densité ni de la construction de l'urbain compact. Cet argument est plus largement développé dans de nombreux ouvrages et en particulier dans le texte suivant de J.C.Croizé intitulé "Les fausses vertus des tours" .
On voit bien ci-dessus que la densité est identique quel que soit le choix urbanistique: la tour, les duplex en bande ou des petits immeubles en îlots. En effet, malgré les apparences, la densité des quartiers de tours n’est pas supérieure à celle des formes architecturales basses car, dans les règles d’urbanisme, la « verticalité » des tours impose un dégagement périphérique (pour des raisons de luminosités et d'évitement de l'effet d'entassement). Il apparait ainsi que le débat ville compacte/ville diffuse se détourne souvent maladroitement dans une perspective "ville horizontale/ville verticale". La photo d'Honolulu plus haut illustre ce contresens où hauteur et étalement cohabitent en toute impunité et dont Paris symbolise l'antithèse: une ville basse (6 étages au maximum) ayant une densité supérieure à Tokyo et toutes ses tours. En d'autres termes, et pour paraphraser l'amant virtuel de Lady Di, on pourrait dire des tours qu'elles "n'ont pas le monopole de la densité".
3. Des tours dans le Grand Nouméa: quel vivre-ensemble pour le destin commun ?
Si les tours ne sont pas la garantie d'une ville compacte, elles demeurent même pour certains de leurs opposants des "morceaux de non ville dans la ville". En effet, le philosophe urbain Thierry Paquot appelle de ses voeux une ville où banalement on peut dire « qu’il y est fait bon vivre ». Cette ville, construite par un urbanisme « de l’accueillance » est constituée de citadins solidaires et autonomes, dans le respect de la planète. Dans ce décor la tour brise l'harmonie et s’affirme comme un élément agressif et négatif qui lamine l’habitant car, à l'inverse de la rue à laquelle elle s'oppose, elle "n'autorise pas la rencontre". Par ailleurs, Thierry Paquot observe que les tours offrent des solutions de logement coûteuses dans lesquelles les charges sont très lourdes et remarque que lorsqu'elles ne sont pas des HLM elles sont ainsi réservées à l'habitat de luxe. Surtout il condamne le quotidien dans les tours, sans espace public, dans une vie centrée sur l’ascenseur, la livraison à domicile, l’isolement de la ville « réelle » et de l'urbanité de la rue, pour finalement conclure selon les mots de Paul Virilio, urbaniste français, pour qui les tours sont "une impasse en hauteur". Avouons que dans un pays qui porte pour ambition le destin commun ce cloisonnement, cette impasse, ne manque pas d'interroger.
Plus encore, au regard des modes de vie océaniens la vie dans les tours interpelle. En particulier, les échecs de Saint Quentin soulignent que la stratégie des promoteurs est bien aujourd'hui la construction d'un habitat de luxe où la rentabilité immobilière prime sur l'insertion des architectures dans l'esprit et le paysage urbain. Le même Paquot observe ainsi qu'"il est (...) aberrant de poser une tour solitaire sans se préoccuper de l’urbanisme, c’est-à-dire des transports collectifs, de la relation au sol, à la rue, des rapports d’échelle avec le reste du bâti, du jeu des proportions entre les façades, le parvis, les plantations.". N'est-ce pas là pourtant ce que nous observons avec l'implantation des tours jumelles de la Vallée du Tir ? Il est d'ailleurs édifiant de lire les commentaires de l'article des Nouvelles-Calédoniennes consacrés à la vie dans ces tours: le rejet des nouméens ne semble pas feint. Car les tours à Nouméa ne sont-elles pas le signe de ce que l'architecte-urbaniste Rem Koolhass appelle "la densité dans l'isolement" ?
Paquot souligne par ailleurs l'absurde jeu de puissance dans la course à la hauteur où chaque ville et chaque promoteur semble se demander qui a la plus grande. Il remarque ainsi que les tours ne sont que le miroir de la soif insatiable des financiers qui les promeuvent et observe par la même qu'elles sont l'expression d'une volonté de domination.
Le village toscan de San Gimagnano : conflit de voisinage et course au pouvoir, la folie des hauteurs.
Par ailleurs, Antoine Grumbach, l'architecte urbaniste du Grand Paris, dans le journal La Tribune , a mis l'accent sur la nécessité d'une « réflexion sur la longue durée », car la transformation des tours coûte très cher. « À Toronto, les tours construites il y a trente ans sont vides.», sans parler de l'hyperpouvoir des réparateurs d'ascenseur souligné par Croizé.
Quelles solutions alors face à l'étalement urbain pour le Grand Nouméa ? Car, convenons-en, l'extension urbaine, vers Païta en particulier, est porteuse de bien mauvais présages pour l'avenir de l'agglomération.
David Mangin, illustre urbaniste français, appelle ainsi à la densification de la ville par la pratique d’un urbanisme de proximité qui commence par une moindre dépendance à l’automobile. Cette densification s'opérerait par une modification de la rigidité de réglements d'urbanisme qui contraignent les utilisateurs à disposer de "maisons péripatétitiennes", c'est à dire dont on peut faire le tour. De telles règles empêchent en effet la ville de se développer sur elle-même et l'appropriation des lieux par les habitants. Plus encore, il apparaît indispensable de procéder à une maîtrise du foncier sur le modèle des pays du Nord avec la création d'une véritable agence foncière du Grand Nouméa qui contrôle l'urbanisation des territoires.
Enfin, ne convient-il pas de lancer des concours d'architecture pour un habitat de type petit immeuble adapté à la vie océanienne avec par exemple l'utilisation des terrains les plus escarpés pour la création de jardins communautaires en terrasse, le tout avec le soutien des populations ? Toutes ces solutions me semblent autrement plus adaptées aux modes de vie océaniens et plus enclin à mettre en valeur les charmes du Grand Nouméa que l'importation brute d'un modèle. La ville de Nouméa ne serait peut-être pas ainsi "le plus beau front de mer du Pacifique" mais si elle parvient à offrir le cadre de vie le plus habitable à tous ses habitants, n'est-ce pas le principal ?
Et comment prendre en considération les aspirations des habitants avec une pratique urbanistique d'un autre âge, ou certains pensent savoir ce qui est beau et bien pour le reste de la population ? N'est-ce pas au final toute la pratique de l'urbanisme qui est à revoir dans le Grand Nouméa, pour que la maîtrise de l'urbanisation participe d'un contrat social pour le vivre-ensemble, afin de saisir le sens de l'histoire commune et de penser l'urbanisme dans son ensemble plutôt que dans l'utopie et le fantasme ? Et vous, quel est votre point de vue sur les tours et sur le renouveau de la hauteur dans les villes et plus encore à Nouméa ?
François SERVE