Censure d’artistes et “valeurs de gauche”

Publié le 05 juin 2010 par Savatier

On aurait pu croire, à l’examen des plus récentes tentatives de censure visant des artistes plasticiens, que la pudibonderie demeurait le domaine réservé des religieux intégristes, de l’extrême droite ou d’associations « familiales » qui leur servent souvent de paravent. Que l’érotisme d’un tableau, d’une sculpture ou d’une exposition déplût à une poignée de ces tartuffes, on brandissait sans tarder l’article 227-24 du Nouveau code pénal au nom de la « protection des mineurs » pour faire condamner le créateur imprudent ou téméraire. Mais le succès d’une plainte fondée sur ce texte de loi se révèle, heureusement, très aléatoire : les tribunaux, la plupart du temps, relaxent les artistes et les commissaires d’exposition, suivant ainsi l’intention exprimée par le Législateur au moment où l’article fut voté, car il ne s’agissait pas alors de s’attaquer à l’art, mais au Minitel rose. Les plaignants déboutés ne perdent cependant pas tout ; d’une certaine manière, ils atteignent même leur but, qui est d’utiliser leur pouvoir de nuisance pour dissuader d’organiser des événements similaires et imposer ainsi à tous leur vision obscurantiste du monde.

Pourtant, le dernier exemple de censure en date n’émane pas d’un groupuscule religieux, mais, de manière plus inattendue, du très socialiste (tendance « ordre juste » ?) président du Conseil général de la Somme, Christian Manable, qui a pris ses fonctions en 2008. Voici les faits :

Depuis plus d’un an, une universitaire, spécialiste respectée des métiers du livre et de la littérature pour la jeunesse, Janine Kotwica, travaillait, en qualité de commissaire, à l’organisation d’une exposition intitulée « Pour adultes seulement – Quand les illustrateurs de jeunesse dessinent pour les grands ». On sait la somme de temps et d’efforts qu’un tel projet représente. Cette exposition réunissait une soixantaine d’œuvres érotiques, pour la plupart inédites et dont certaines avaient été créées pour la circonstance, de plus de vingt artistes reconnus au niveau international (Gilles Bachelet, Michel Backès, Christophe Besse, Michel Boucher, Nicole Claveloux, Jean Claverie, Frédéric Clément, Isabelle Forestier, Claire Forgeot, André François, Alain Gauthier, Bruno Heitz, Louis Joos, Lionel Koechlin, Léo Kouper, Georges Lemoine, Daniel Maja, David Merveille, Alan Mets, Jean-Charles Sarrazin, Marcelino Truong, Tomi Ungerer, Zaü, Albertine Zullo). L’événement devait être hébergé par la bibliothèque départementale de la Somme, à Amiens. Le directeur de cet établissement avait donné son accord ; par ailleurs, le directeur du développement culturel du Conseil général, auquel plusieurs œuvres avaient été soumises le 17 février, s’était montré, selon la commissaire, « enthousiaste ».

L’exposition devait ouvrir ses portes le 19 mai dernier, mais, le 7 mai, Janine Kotwica eut la désagréable surprise d’être informée (par courriel !) que celle-ci était annulée. Une telle décision de dernière minute est aussi rarissime dans le monde de l’art qu’elle est inélégante par la manière on ne peut plus cavalière qu’on eut de prévenir l’intéressée. Apparemment, au Conseil général de la Somme, on a, cette fois, accordé moins d’importance à la muflerie qu’aux supposées « bonnes mœurs »…

Que s’était-il donc passé ? Entre temps, Christian Manable avait demandé qu’on lui présentât les œuvres et celles-ci n’eurent pas l’heur de lui plaire. Pour l’occasion, le prétexte ne relevait pas du conservatisme religieux, mais – pour inattendu et farfelu que soit l’argument – de prétendues « valeurs de gauche » du président du Conseil général ! Interrogé, il s’en est ainsi expliqué :

« C’est en pleine conscience que j’ai pris cette décision, car j’ai estimé que certains dessins étaient vecteurs d’une image dégradante de la femme et je refuse que la collectivité départementale soutienne une telle approche de la sexualité, qui me semble opposée à nos valeurs d’émancipation. […] Certaines images ne permettent pas de faire la distinction entre femme et enfant et nous ne tenons pas à ce qu’on nous fasse de mauvais procès ».

On mesure jusqu’où peut mener la dictature de cet intégrisme laïc appelé « politiquement correct » aujourd’hui. On mesure surtout combien doivent se réjouir les extrémistes que j’évoquais en introduction de cet article, qui prendront cette décision timorée d’un adversaire politique pour une preuve de soumission à leurs oukases. Car les œuvres en question ne font preuve que d’un érotisme sage, d’un humour bon enfant, à mille lieues du graveleux, du sordide ou de la provocation gratuite. Christian Manable s’est cependant montré « choqué » (« Le pauvre homme ! », comme disait Orgon à Dorine…), notamment, par deux œuvres reproduites dans le présent article.

La première, une gravure de Bruno Heitz, intitulée Benjamin Rabier au travail, est soupçonnée de promouvoir une image dégradante de la femme. Le très délicat, mais peut-être peu cultivé, édile départemental ignore sans doute que la petite « Vache qui rit » qui figure sur la gravure fut, justement, dessinée par le graphiste Benjamin Rabier en 1921 pour une grande marque de fromages et qu’il s’agit donc d’un clin d’œil… La seconde, une peinture d’Alain Gauthier, Le Petit train de ceinture, serait ambigüe car elle montre un sexe épilé. Il faut pourtant une certaine intention du regard, en d’autres termes, voir le mal partout, pour déceler dans ces deux œuvres une connotation dégradante ou une allusion pédophile. Mais, comme l’avait déjà remarqué Balzac, « celui qui moralise ne fait que montrer ses plaies sans pudeur. »

La position de Christian Manable est d’autant plus ubuesque que la bibliothèque départementale n’est pas fréquentée par des scolaires, lesquels, de toute manière, en voient bien davantage dans l’espace public, sur les panneaux publicitaires et à la télévision. Janine Kotwica a réagi vivement à cette censure qui ruine une année de travail, et on la comprend parfaitement. Elle parle d’une décision « arbitraire, inique, absurde et ridicule ». Quant à cette annulation de dernière minute, elle la qualifie de « faute » et de « vilénie ». Le responsable, qui a un sens plus aiguisé de la litote que de l’art, s’en défend en invoquant un « dysfonctionnement » dans ses services. Dans sa lettre ouverte, la commissaire ajoute enfin cette remarque particulièrement pertinente :

« Vos conseillers fréquentent-ils parfois les musées et expositions ? Dans une époque où la burqua fait débat, ne seraient-ils pas tentés de voiler, au Louvre, la nudité de la Vénus de Milo, d’occulter, à Orsay, L’origine du monde, et dans nos mairies, de cacher le sein qu’ils ne sauraient voir de notre jolie Marianne ? Avec nos petits dessins bien anodins, nous sommes loin de Lucian Freud ou de Bettina Rheims exposés en ce moment avec succès à Paris. Tartuffe était-il picard ? Voulez-vous donner l’image d’une province ignare et rétrograde ? »

Le président du Conseil général reconnaît que cette exposition pourrait être organisée dans un espace privé, mais indique qu’il se refuse à la financer sur fonds publics. Suivant sa logique, il ne devrait donc pas tarder à fermer le beau musée de Picardie, qui conserve le Priape de Rivery et beaucoup de nus peints et sculptés, dont Léda et le cygne, de Clésinger, qui pourrait, par sa connotation zoophile, heurter sa « sensibilité » à fleur de peau, sans parler de la Rêverie d’enfant, marbre de Jean-Charles Chabrié, représentant une fillette nue dans une pose plutôt équivoque, qui frise donc forcément la pédophilie.

Tout cela est consternant, grotesque et qu’un élu de la République se soit livré à une telle censure pour un motif aussi futile est d’une extrême gravité car cela remet en question le rôle des pouvoirs publics dans la promotion de la culture et la protection de la création artistique, tout en dressant les contours d’un « art officiel » dont l’enjeu ne serait pas de questionner, mais de respecter une bienséance de façade, comme aux plus sombres jours du réalisme stalinien. L’élu semble craindre d’être traité de « facho », de « pisse-vinaigre » et de « censeur » ; c’est très présomptueux et assez mégalo, il fallait oser. Il n’est en effet nul besoin de ces qualificatifs suggérant sa victimisation (c’est un comble !) pour qualifier ce mauvais coup porté à l’art. Il suffira, pour employer un langage diplomatique, de parler de « décision dénuée de discernement ». Dans une langue plus imagée, le regretté Michel Audiard avait d’ailleurs un mot très court pour désigner ceux qui osent tout. Souhaitons que Janine Kotwica puisse trouver un autre lieu public administré par des édiles pour lesquels la liberté de l’artiste et le courage face aux censeurs ne sont pas de vaines notions et qui s’honoreront d’accueillir à bras ouverts cette belle exposition dont la publicité nationale est déjà faite, en somme…

Illustrations : Léo Kouper, Affiche réalisée pour l’exposition (D.R.) - Bruno Heitz, Benjamin Rabier au travail (D.R.) - Alain Gauthier, Le Petit train de ceinture (D.R.) - Clésinger, Léda et le cygne (D.R).