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"De la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera." (Evangile de Matthieu, 7/4-5)
Qui suis-je pour me faire juge de toi que je connais si peu ou à peine? Pour te soupeser sur le grill du négatif en mettant le poids de mes frustrations et de mes contradictions dans la balance? Pour t'évaluer à l'aune de mes faiblesses, de toutes les carences que je n'ai pas su restaurer? J'édicte des normes aléatoires auxquelles je ne me plierai jamais, bien entendu. Si l'amour passe par le regard, les préjugés les plus ignobles aussi. Qu'as-tu fait? Mais rien, absolument rien si ce n'est d'être coupable à mes yeux. D'ailleurs, tu n'es même pas présent à ton procès. Nous ne sommes pas dans un état de droit, mais dans un recensement de tes travers. Tu es d'emblée en effraction avec le code de l'obligation d'être comme je veux. Je te maintiens en détention provisoire dans l'antichambre de mon tribunal fantasmatique depuis lequel je rends mes verdicts infantiles, sans oser la confrontation avec ta souveraine différence. Je t'émonde en te dévalorisant afin que ta présence ne vienne pas me déranger ni me rappeler mes démissions ou mes failles. Je t'éclabousse de ma pauvreté parce que je n'ose pas assumer la réalité de notre échange. Mais je ne suis pas dupe, je sais bien que l'enfer, ce n'est pas les autres; l'enfer, c'est les jugements que je porte sur toi. Ce n'est personne d'autre que moi que je condamne en te jugeant. Je me constitue prisonnier de ma petitesse, forçat de la méchanceté qui me ronge le coeur, de la peur qui me tétanise.
"Pourquoi vois-tu la paille dans l'oeil de ton frère, alors que dans le tien tu ne remarques pas la poutre?" (Matthieu 7/6-7)
C'est une bonne partie de ma charpente intime que je suis sommé de rebâtir si je veux te recevoir comme il se doit, sous un toit solide, dans une pièce vaste, à l'abri des intempéries et des tares que je pourrais projeter sur toi. Oui, je veux t'accueillir dans un foyer en paix, à une table où tu pourras t'asseoir, une table où tu ne te sentiras pas limité en tous sens par des regards qui te scrutent, mais sous laquelle tu pourras étirer longuement tes jambes et savourer le plaisir d'un havre de paix qui aura la couleur rougeoyante et chaleureuse des vins que nous boirons. Nous aurons les papilles enchantées de mots et de mets, et aussi de silence - car nous aurons confiance. Je ne nous souhaite rien de plus simple et d'évident qu'un coeur qui bat généreusement, nonchalant de nos manquements respectifs. Car je sais bien qu'à chaque anicroche que je pourrais relever, tu pourrais faire de même. Nous ne sommes qu'humains, donc toujours un peu tordus, ce qui devrait aussi nous rapprocher, au lieu de nous séparer. Conscients que nous sommes déjà toujours un sacré chaos en soi, nous n'aurons pas le toupet d'avoir des attentes rectilignes l'un envers l'autre. Ainsi, nous pourrons être indulgents sans être complaisants: nous n'aurons pas à baratiner pour parler, sachant que chacun aura la bienveillance nécessaire envers l'autre.
Et tu pourras repartir confiant. Après ton départ, la maisonnée ne chuchotera pas les ritournelles banales que ressassent tous ceux qui ont épié au lieu de partager... "Tu as vu comme"... Nous n'aurons rien vu de cela, car ce n'est pas ça que nous aurons regardé, mais bien plutôt la joie que tu auras eue d'être parmi nous, et c'est bien tout ce qui compte. Et tu ne sauras pas combien ta présence nous aura requinqués, fortifiée, et toute la reconnaissance que nous avons pour qui tu es. Ce que nous n'aurons pas compris de toi n'attisera pas le feu de nos commentaires mais sera tenu pour cette part d'altérité qui ne peut évidemment jamais être complètement assimilée. Nous ne chercherons pas à réduire l'énigme que tu pourras être pour nous; au contraire, elle sera une invitation à veiller et à continuer à oeuvrer pour mieux saisir tout ce qui fait ton humanité, et la nôtre au demeurant. Nous nous ferons un exercice de ne pas te démanteler en petites remarques et autres notules ineptes, car nous savons de mieux en mieux que nous n'en savons rien, et qu'il n'y a certainement rien de plus urgent que de nouer des fraternités fécondes.
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Les passages de l'Evangile de Matthieu sont extraits de la Bible de Beaumont, annotée de manière très judicieuse par le bibliste Stanislas Lyonnet, ami de Frère Roger de Taizé qui lui-même, à la fin de sa vie, aimait se référer à cette édition.
Image - Jérôme Bosch, Le portement de la croix.