L’existence supposée
Le lieu, comment est-il
tandis que personne n’y passe?
Les choses, existent-elles
quand elles ne sont pas vues?
L’intérieur de l’appartement désaffecté,
la pince oubliée dans le tiroir,
les eucalyptus la nuit sur le chemin
trois fois désert,
la fourmi sous la terre le dimanche,
les morts, une minute
après leur sépulture,
nous, seuls
dans la chambre sans miroir?
Que font, que sont
les choses non éprouvées comme choses,
minéraux non découverts – et qui un jour
le seront?
Etoile non pensée,
mot griffonné sur le papier
que personne n’a jamais lu?
Existe-t-il, le monde existe-t-il
par le seul regard
qui le crée et lui confère
spatialité?
Concrétude des choses: fourberie
de l’œil trompeur, oreille fausse,
main qui s’amuse à attraper le non
et, l’ayant attrapé, à lui octroyer
l’illusion de la forme
et, illusion plus grande, celle du sens?
Ou bien tout a-t-il vigueur
plantureusement, par défaut
de notre judiciaire inquisition,
et celle-ci même, n’existe-t-elle que consentie
par les éléments qui s’y soumettent?
Peut-être tout n’est-il qu’un hypermarché
de possibles et d’impossibles possiblissimes
qui engendrent ma fantaisie de conscience
cependant que
je me livre au mensonge de me promener
quand c’est moi qui suis promené par la promenade,
qui est le suprême réel, et qui s’amuse
de cette brume-rêve dans laquelle je m’éprouve
et jouis de péripéties de passage?
Voici que s’ébauche
l’épouvantable bataille
entre l’être inventé
et le monde inventeur.
Je suis une fiction insurgée
contre l’esprit universel
et je tente de me construire
de nouveau à chaque instant, à chaque colique,
dans le labeur de tracer
un commencement qui n’appartienne qu’à moi
et de détendre un arc de volonté
pour recouvrir tout le dépôt
des souveraines choses circonstantes.
La guerre sans merci, indéfinie
se poursuit
faite de négation, armes du doute,
tactiques propres à se retourner contre moi,
entêtement interrogeant qui veut savoir
si l’ennemi existe, si nous existons
ou si nous sommes tous une hypothèse de lutte
au soleil du jour bref où nous luttons.
(Carlos Drummond de Andrade)