L’éventuelle prise en main du Front National par Marine Le Pen coïncidera-t-elle avec la mutation du vieux parti d’union des extrêmes-droites en une formation « simplement » populiste et nationaliste, débarrassée de ses vieux démons racistes et sociaux-darwiniens ? La récente interview de la candidate à la succession de Jean-Marie Le Pen, sur l’équipe de France, permet de juger des transformations à attendre du discours et de la grille d’analyse du FN.
Les Le Pen père & fille présentent une constante familiale : ils n’aiment pas l’équipe de France « black blanc beur », ou « black black black » comme la raillait l’éminent Finkielkraut, parce qu’elle ne comporte pas assez de blancs. Pour les deux, un des stigmates de ce cosmopolitisme honni est la réticence de certains joueurs à entonner la Marseillaise. Mais le patriarche et l’héritière divergent sur la façon d’exprimer leur désapprobation. Du côté de papa Le Pen, tout passe forcément par le prisme biologisant de la race : « Il y a entre la France et cette équipe de France une certaine difficulté d’être ; peut-être le sélectionneur a-t-il exagéré la proportion de joueurs de couleur », affirmait-il ainsi à l’occasion de la Coupe du Monde 2006. Durant la Coupe d’Europe de 1996, le propos est moins direct mais tout autant raciste, jugeant « artificiel que l’on fasse venir des joueurs de l’étranger en les baptisant équipe de France ». Quel critère permet de juger, pour Jean-Marie Le Pen, du caractère étranger des joueurs de l’équipe de … France, puisqu’ils sont tous par définition Français, si ce n’est leur couleur de peau ? Le blanc est Français et réciproquement. Les autres sont par essence extérieurs à la communauté nationale, fondée sur la race.
Sous des abords semblables – même critique de l’insuffisante adéquation entre les joueurs et le pays qu’ils représentent, même volonté de créer un buzz à l’occasion d’une grande compétition de football internationale – la sortie de Marine Le Pen opère un glissement subtil par rapport au cadre idéologique de son père. Il n’est plus question, directement ou par allusion, de la race ou de la couleur de peau des joueurs. La suspicion de ne pas appartenir complètement à la nation-France subsiste – « La plupart de ces gens considèrent qu’un coup ils sont représentants de la France quand ils sont à la Coupe du monde, un autre coup ils se considèrent comme appartenant à une autre nation ou ayant une autre nationalité de cœur » – mais elle est désormais affaire de comportement, d’attachement, de manifestation de fidélité, toutes choses qui peuvent être acquises ou prouvées, même par un joueur à la peau colorée. L’idée même de « nationalité de cœur » fait étrangement écho, d’ailleurs, au « La France tu l’aimes ou tu la quittes » du Président de la République. Preuve que l’on n’est plus sur une distinction biologique et raciale indépassable (“un Noir ne serait jamais complètement français”), Marine Le Pen énonce même des conditions qui lui feraient éventuellement revoir sa position : « si on entendait parfois parler de patriotisme dans la bouche de ces joueurs, si un certain nombre ne refusaient pas de chanter la Marseillaise, si on ne les voyait pas enroulés dans le drapeau d’autres nations que la nôtre, peut-être les choses changeraient, mais en l’état, j’avoue que je ne me reconnais pas particulièrement dans cette équipe ». On se demandera d’ailleurs où la députée européenne a vu des Bleus en exercice s’enrouler dans un drapeau étranger, mais passons.
Certes, les propos de la candidate à la tête du FN restent frappés du sceau du parti. Et il ne fait d’ailleurs aucun doute que son électorat traditionnel, sans parler de ses militants, auront interprété cette prise de position dans la stricte continuité, racialiste et xénophobe, des sorties récurrentes de Jean-Marie Le Pen. Mais ce discours, c’est son ambivalence et son habileté, peut aussi parler à un électorat simplement patriote et chauvin, de même qu’à une certaine partie des « républicains » virés réactionnaires. Et il y a plus encore. Marine Le Pen introduit une critique sociale, appuyée sur la défense de la fameuse valeur-travail : « le pognon qui dégouline de ces gens », leur « argent facile », plaident autant que leur manque de patriotisme pour leur refuser le droit de « représenter la France ». Si l’on ajoute à cela la diatribe contre un Ribéry « vendu au proxénétisme sur mineure », en des termes proches de ceux utilisés à l’automne pour fustiger Frédéric Mitterrand, on voit se dessiner un tableau politique très particulier, mélange de nationalisme, de critique de l’argent-roi, et de sévérité sur les questions de mœurs. Cocktail – à mille lieues des provocations antisémites et des dérapages contrôlés de Le Pen père – qui semble bien pensé pour récupérer une frange populaire de l’électorat sarkozyste, séduite en 2007 par le « travailler plus pour gagner plus » et la radicalité sur les questions de nationalité, et aujourd’hui perdue au gré des ouvertures successives et de ce que certains ont appelé la carlaïsation. Une formule suffisante pour récupérer tout ou partie des électeurs drainés par Nicolas Sarkozy au FN d’alors ?
Romain Pigenel