Le genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyrique, les greguerias de Ramon Gomez de La Serna.
Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité.
Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
Ou cela : « Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernières feuilles tombent des arbres d’alentour.
Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.
Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !
Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...
Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…
François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la revue Conférence, 135p.