La méthode “Jack Bauer” allemande et ses “fruits empoisonnés” rembarée partiellement par la Cour de Strasbourg (CEDH GC, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne)

Publié le 02 juin 2010 par Combatsdh

Menaces de tortures proférées par la police dans l’espoir de sauver un enfant kidnappé

par Nicolas Hervieu

Un homme qui avait kidnappé puis rapidement tué un enfant de 11 ans demanda une forte rançon aux riches parents de ce dernier mais il fut arrêté par la police lorsqu’il récupéra la somme exigée. Ne sachant pas encore que l’enfant était déjà décédé, la police chercha à obtenir du ravisseur des informations sur le lieu de la captivité et, pour ce faire, le directeur adjoint de la police de Francfort-sur-le-Main autorisa un inspecteur à menacer le suspect de vives souffrances voire à lui en infliger si nécessaire. Face à ces menaces, ce dernier révéla l’endroit où se trouvait le corps de l’enfant et fut finalement condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, la méthode policière utilisée n’ayant pas été jugée de nature à annuler les poursuites pénales. Parallèlement, toutefois, le directeur adjoint et l’inspecteur précités furent poursuivis pour « contrainte exercée par un agent public dans l’exercice de ses fonctions » (§ 43) et condamnés à un avertissement, à une amende avec sursis ainsi qu’à des sanctions professionnelles.

voir le reportage sur la décision de l’ARD

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de se prononcer en formation de chambre (Cour EDH, 5e Sect. 30 juin 2008, Gäfgen c. Allemagne, Req. no 22978/05 - Actualités Droits-Libertés du 1er juillet 2008) sur cette délicate affaire qui impliquait de répondre à une question aussi classique que difficile : peut-on mettre en œuvre tous types de mesures à l’encontre d’un individu pour tenter de sauver la vie d’autres personnes ? A cette interrogation touchant à l’article 3 (interdiction de la torture) s’ajoutait une seconde liée, cette fois, à l’article 6 (droit à un procès équitable) : les actes et/ou menaces de tortures entachent-ils d’inéquité les preuves obtenues voire l’ensemble du procès ? 

Confrontée à ces enjeux - souvent évoqués dans les réflexions relatives à la “lutte contre le terrorisme” -, la formation de Chambre avait refusé de faire droit aux griefs du requérant qui alléguait d’une violation des deux articles précités. La Grande Chambre, saisie sur renvoi (Art. 43), infirme la solution de la Chambre sur le terrain de l’article 3 mais la confirme sur celui de l’article 6.

1°/ La protection directe contre les menaces de torture (Article 3) : une posture ferme et exigeante

Les juges strasbourgeois estiment tout d’abord que les menaces de souffrances intolérables (§ 100) « doivent passer pour avoir provoqué en lui une peur, une angoisse et des souffrances mentales considérables » (§ 103) et « ne furent pas un acte spontané, mais furent préméditées et conçues de manière délibérée et intentionnelle » (§ 104). Or, si la Cour admet que les policiers « ont agi dans le souci de sauver la vie d’un enfant […] Elle se doit néanmoins de souligner que, eu égard à l’article 3 et à sa jurisprudence constante (paragraphe 87 ci-dessus), l’interdiction des mauvais traitements vaut indépendamment des agissements de la personne concernée ou de la motivation des autorités.
La torture ou un traitement inhumain ou dégradant ne peuvent être infligés même lorsque la vie d’un individu se trouve en péril […]. Le principe philosophique qui sous-tend le caractère absolu du droit consacré à l’article 3 ne souffre aucune exception, aucun facteur justificatif et aucune mise en balance d’intérêts, quels que soient les agissements de la personne concernée et la nature de l’infraction qui pourrait lui être reprochée
 » (§ 107 - V. en ce sens, s’agissant du terrorisme, Cour EDH, G.C. 28 février 2008, Nassim Saadi c. Italie, Req. n° 37201/06 - v. Actualités Droits-Libertés du même jour). En l’espèce, étant énoncé que « la crainte de la torture physique peut en soi constituer une torture mentale », la Cour considère que « la méthode d’interrogatoire [litigieuse … peut] être qualifiée de traitement inhumain prohibé par l’article 3, mais n’a pas eu le niveau de cruauté requis pour atteindre le seuil de la torture » (§ 108).

A la différence cependant de la Chambre, la Grande Chambre va considérer que le requérant peut toujours se prétendre victime, au sens de l’article 34, de ladite violation. Car si cette dernière a été effectivement reconnue par les juridictions allemandes (§ 120), les sanctions infligées aux deux policiers (« des amendes très modiques et assorties du sursis » - § 123) sont jugées ici « manifestement disproportionnée[s] à une violation de l’un des droits essentiels de la Convention, [et] n’[ont] pas l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres transgressions de l’interdiction des mauvais traitements dans des situations difficiles qui pourraient se présenter à l’avenir » (§ 124), nonobstant les circonstances (§ 124) et la présence d’autres sanctions professionnelles (§ 125). A ce stade, est abordé le point crucial de « l’exclusion […] de tous les éléments de preuve obtenus à la suite directe de la violation de l’article 3 » (§ 128). Or, certes, la Grande Chambre énonce qu’ « elle  n’exclurait donc pas que lorsque l’emploi d’une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 3 a eu des conséquences défavorables pour un requérant dans la procédure pénale dirigée contre lui, une réparation adéquate et suffisante implique, outre les exigences susmentionnées, des mesures de restitution se rapportant à l’incidence que cette méthode d’interrogatoire prohibée continue d’avoir sur le procès, parmi lesquelles figure en particulier le rejet des éléments de preuve que la violation de l’article 3 a permis de recueillir » (§ 128). Mais de façon surprenante et lapidaire, elle refuse en l’espèce de mettre en action cette éventualité (§ 129 v. contra Opinion partiellement concordante des juges Tulkens, Ziemele et Bianku, § 7).

La Cour conclut néanmoins ici à la violation de l’article 3 (§ 132) et semble donc vouloir réserver le problème des preuves obtenues par des moyens litigieux au terrain du droit à un procès équitable. La solution formulée dans ce dernier cadre apparaît cependant bien en deçà de ce que pouvait laisser envisager l’affirmation inédite et volontariste de la possible exclusion des preuves en guise de réparation des violations de l’article 3.

2°/ La protection indirecte contre les effets des menaces de torture (Article 6) : une posture souple vis-à-vis  de l’exclusion des preuves

La jurisprudence strasbourgeoise a déjà eu l’occasion de souligner fermement l’impact négatif des actes tortures ayant permis la collecte d’aveux ou de preuves sur l’équité d’un procès (§ 162-168 - V. Cour EDH, G.C. 17 juillet 2006, Jalloh c. Allemagne, Req. n° 54810/00, § 105) mais la Grande Chambre considère ici la question comme inédite. Car si les juridictions pénales allemandes ont exclu du procès « tous les aveux que le requérant avait livrés sous la menace ou les effets continus de celle-ci dans le cadre de la procédure d’enquête », elles ont refusé d’en faire de même pour d’autres preuves matérielles - tels le corps de l’enfant, la machine à écrire du requérant… - (§ 172) alors que la Cour constate que « la découverte de[ ces] preuves matérielles litigieuses a été le résultat direct de l’interrogatoire du requérant, que la police avait mené en contrevenant à l’article 3 » (§ 171).

Or, la juridiction strasbourgeoise « ne s’est pas encore prononcée dans sa jurisprudence sur la question de savoir si l’utilisation de pareilles preuves [« matérielles obtenues par suite d’un traitement qualifié d’inhumain contraire à l’article 3, mais qui se situe en deçà de la torture »] privera toujours un procès de caractère équitable, quelles que soient les autres circonstances de la cause » (§ 173). A cette question, la Grande Chambre répond nettement par l’affirmative : les utilisations d’éléments ainsi obtenus par une violation de l’article 3 « privent automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et violent l’article 6 » (§ 173).

Toutefois, le « champ d’application précis de la règle d’exclusion » des preuves est moins fermement établi que son principe, faute de « consensus qui se dégage clairement […] parmi les Etats contractants de la Convention, les juridictions d’autres Etats et d’autres organes de contrôle du respect des droits de l’homme » (§ 174). Dès lors, tout en rappelant expressément le caractère absolu de l’article 3 et ses justifications (§ 176 et 177), la Grande Chambre limite la portée de la règle d’exclusion au motif que « l’article 6 [lui] ne consacre pas un droit absolu » (§ 178) et énonce « que l’équité d’un procès pénal et la sauvegarde effective de l’interdiction absolue énoncée à l’article 3 dans ce contexte ne se trouvent en jeu que s’il est démontré que la violation de l’article 3 a influé sur l’issue de la procédure dirigée contre l’accusé, autrement dit a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine » (§ 178). Appliquée à l’espèce, ce critère permet de juger équitable la procédure pénale initiée contre le requérant car « les preuves matérielles litigieuses n’étaient pas nécessaires et n’ont pas servi à prouver la culpabilité ou à fixer la peine » et, comme les juges internes se sont fondés sur les seconds aveux du requérants formulés bien après les actes litigieux, « la chaîne de causalité entre, d’une part, les méthodes d’enquête prohibées et, d’autre part, le verdict de culpabilité et la peine qui ont frappé le requérant a été rompue en ce qui concerne les preuves matérielles litigieuses » (§ 180).

Partant, la violation de l’article 6 est écartée.

La lecture de la décision

Par ce raisonnement, la Grande Chambre refuse d’appliquer pleinement la « doctrine dite du fruit de l’arbre empoisonné » (v. la jurisprudence des Cours suprêmes américaines et sud-africaines - § 73-74) et découpe voire dissèque un peu artificiellement - mais à dessein - le cours de la procédure pénale (en ce sens, v. Opinion partiellement dissidente commune aux juges Rozakis, Tulkens, Jebens, Ziemele, Bianku et Power - § 6) pour éviter d’avoir à constater que la violation de l’article 3 a contaminé, ou « empoisonné » donc, tout le procès. Si l’on comprend parfaitement les raisons qui ont guidé ce choix, il est douteux qu’en raisonnant ainsi, la Cour ait réussit à préserver l’intégrité du principe qu’elle a pourtant réaffirmé de façon redondante - et cela est certainement significatif du malaise de la majorité - : « ni la protection de la vie humaine ni une condamnation pénale ne peuvent être assurées au prix d’une mise en péril de la protection du droit absolu à ne pas se voir infliger des mauvais traitements prohibés par l’article 3 ; sinon, on sacrifierait ces valeurs et jetterait le discrédit sur l’administration de la justice » (§ 176).

Magnus Gäfgen, interpellé pour avoir kidnappé un enfant de 11 ans, a été menacé de vives souffrances par la police s’il ne rêvélait pas l’endroit où se trouvait l’enfant - suivant la méthode bien connue de Jack Bauer de la série 24 heures chrono.

Gäfgen c. Allemagne (Cour EDH, G.C. 1er juin 2010, Req. no 22978/05)

Communiqués de presse

Actualités droits-libertés du 1er juin 2010 par Nicolas Hervieu (le Jack Bauer des plagiaires)

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Gäfgen c. Allemagne (n° 22978/05)

Audience de Grande Chambre du mercredi 18 mars 2009
Retransmission :  français