Le club des policiers yiddish de Michael Chabon, 10/18
D'ordinaire, l'uchronie est la chasse gardée des écrivains de science-fiction. C'est pourtant dans ce genre que Michael Chabon a choisi de fonder son Club des policiers yiddish.
Soit Meyer Landsman, policier en Alaska, territoire nordique devenu, en 1948, après que les juifs ont été chassés
d'Israël, un état au statut d'autonomie temporaire destiné à abriter les pionniers rescapés de la mésaventure palestinienne. Meyer est fils et neveu de pionniers juifs alaskiens. Son père,
rescapé du ghetto, joueur d'échecs émérite, s'est donné la mort après quelques années de vie américaine. Son oncle, flic, également joueur d'échecs, est une personnalité discréditée de la
communauté pour avoir mené des activités clandestines dans un but peu clair. Nous à quelques semaines de la rétrocession de l'Alaska aux Etats-Unis qui compte en faire un territoire administré
par les tinglits, les indiens primo-habitants de ces contrées.
Meyer est divorcé de Bina et vit depuis neuf mois dans un hôtel miteux du centre de Sitka, la capitale juive de l'Alaska. Il est alcoolique, dépressif, parfois brutal et éminemment solitaire. Il
déteste les échecs.
Au matin d'une nuit agitée, il est réveillé par le concierge de l'hôtel qui le fait pénétrer dans une chambre voisine où se trouve le cadavre d'un homme, visiblement exécuté par balles. Près du corps se trouve un jeu d'échecs.
Ce qui s'annonce là n'est pas qu'une simple enquête sur la mort d'un junkie quasi clochard, c'est le voyage de Meyer Landsman à travers l'histoire et la culture juive de l'après-guerre. Tout y passe : origines, racines, politique, légitimité, Israël, sionisme, lobbies, services secrets américains, mafia ultra-religieuse, Tsaddik-Ha Dor (une sorte de Messie), intrigues, bureaucratie, lâchetés ordinaires et miracles inouïs. Lansman nous entraîne donc à sa suite dans un roman dense – un peu trop parfois – où le sordide côtoie le divin, les joueurs d'échecs des candidats idéaux au suicide, où une vache rousse est protégée comme le plus précieux des trésors et où une simple ficelle sépare l'enfer des élus.
Côté style et construction, Chabon s'en donne à cœur-joie. Il invente un argot judéo américain où le yiddish tient une place essentielle (pas de panique, il a prévu un lexique à la fin ; lexique dont la traduction a du causer pas mal de nuits blanches à Isabelle Delord-Philippe, la traductrice qu'il faut à la fois remercier et louer). Si Landsman doit beaucoup au Marlowe de Chandler, l'atmosphère de Sitka, la capitale où il évolue est, elle, une Vilnius désertée, un rêve sioniste de cité Yiddish idéale, incomplète et abandonnée par une population qui ne croit plus en son avenir. Rien n'est venu en Alaska, ni les juifs de la diaspora, ni la prospérité, ni le bonheur, encore moins la reconnaissance.
Le voisin mort de Landsman va se révéler être l'une des pièces essentielles d'un gigantesque complot ourdi par d'obscurs seconds couteaux de Sitka, un joueur d'échec génial, pion sacrifié dans une partie pourtant ingagnable. Évidemment, à la fin, comme chez Chandler, tout le monde a perdu, mais certains moins que d'autres. De là à ce que la morale soit sauve...
Décidément, c'est un drôle de temps pour être juif.
Le club des policiers yiddish de Michael Chabon, 10/18
Image : via eatourbrains