Autre poncif qui a la vie dure : le char d’infanterie serait une monstrueuse ânerie, emblématique produit de la décadence hexagonale !
Problème : un char est utilisé depuis 1917 dans deux emplois, l’un est de couvrir l’avance de l’infanterie sur le champ de bataille ou en milieu urbain (Vietnam ou Bagdad), l’autre de faire de l’infiltration et de l’exploitation (Division Daguet en Irak, première guerre). Redisons qu’une unité blindée ne sert pas à percer un front, à de très rares exceptions dans l'histoire (les grands corps de cavalerie napoléoniens furent d'ailleurs davantage utiles en exploitation qu'en rupture, ou alors pour porter le coup de grâce d'une bataille déjà à moitié remportée. Et lorsqu'ils tentèrent d'en changer le cours, comme à Eylau, Borodino ou Waterloo, leur succès fut on ne peut plus mitigé, et au prix de pertes considérables chez nos cavaliers). Le char est donc utilisé, des tranchées de l’Argonne au bord de l’Euphrate, soit individuellement ou par petit paquet, soit en colonne. Dans le premier cas il doit être puissamment armé pour venir à bout de fortifications et surtout fortement blindé, et c’est le char d’infanterie qu’il soit B1-bis ou M1-Abrams à l’autonomie réduite dans le second le plus rapide possible ce qui se fait au détriment du poids donc principalement du blindage, et c’est le panzer de 1940.
Poussons un cocorico : les deux seuls exemples à ce jour d’engins qui aient réussi à combiner lors de leur apparition vitesse, blindage et armement sont le T-34/76 soviétique de 1941 et notre Leclerc.
Concernant la défaite de 1940, là encore nous sommes piégés depuis 70 ans par un effet de perspective qui fait écrire absolument n’importe quoi sur la querelle des chars des années 20 et 30. Comme l’écrivent les historiens américains, l’allemand H.K. Frieser ou en France mon camarade Henninger, le succès des panzers fabriqués durant cette période est historiquement contingent, daté dans le temps et non reproduit (ce qui n’enlève rien au « génie » d’Hitler, cher François Dupla, lui aussi il faut bien dire contingent dès lors que le conflit reste limité et continental). Il y a un miracle de la victoire contre la France, il y a également un miracle de la réussite de l’opération Barbarossa contre l’URSS. Mais la PanzerWaffe comprend alors que le char n’est pas qu’un moteur mais, sur le champ de bataille, une cuirasse et un canon.
Et que le binôme char-infanterie, du bocage normand au ruelles de Beyrouth en passant par le palais impérial de Hué, est indissociable : le premier protège les fantassins qui seuls permettent de dire qu’un terrain est ou non conquis et de nettoyer les trous de souris, et qui sont en retour les yeux et les oreilles du char contre les dangers latéraux ou à revers (surtout en milieu urbain, là où il est le plus vulnérable).
Il faut donc bien comprendre, ce que les écrits français des années 30 avaient parfaitement vu (voir La diagonale de la défaite), que lorsqu’il est accroché ou lorsqu’il entre sur le champ de bataille, le char n’avance plus qu’au pas, même s’il n’est pas couvert par de l’infanterie. C’est une nécessité, ne serait-ce que pour ajuster son tir (là encore, il n’y a que le Leclerc qui aujourd’hui puisse tirer sans lever le pied, même les Abrams américains en sont incapables).
On fantasme donc sur les longs raids de panzers de 1940, réédités par Rommel dans le désert, ceux de Leclerc sur Paris et Strasbourg en 1944, contemporains de ceux de Patton, puis les images des chars de Tsahal en 1956, 1967 et sur Suez en 1973… C’est une réalité incontestable, elle a permis de remporter de brillants succès mais elle ne représente qu’une infime partie des conditions dans lesquelles les chars sont utilisés depuis 1917. Le reste du temps, c’est-à-dire presque tout le temps, le char est utilisé sur tous les champs de bataille comme un engin de soutien à l’infanterie.
La doctrine française des années 30 n’était donc pas l’idiotie absolue qu’on prétend depuis des décennies ; d’autant qu’à côté des chars d’infanterie, la France fut la première à constituer une authentique unité de cavalerie blindée avec la 1ère DLM, parfaitement équilibrée dans structure et son emploi, et dont le modèle sera ensuite copié par l’US Army puis par toutes les unités blindées du monde. En revanche, là où le cartésianisme français fit une erreur fatale, c’est de vouloir définir un modèle de char, et même un modèle de division pour chaque emploi prévu, estimant que l’équilibre puissance-blindage-vitesse dans un seul modèle était impossible pour l’époque. D’où les chars rapides et correctement blindés et armés comme les Somua S-35 des DLM, mais fragiles face aux canons adverses et présentant deux défauts pour le tout-terrain (voir La diagonale de la défaite) donc « limites » pour le combat aux côtés de l’infanterie (les M-4 Sherman américains de 1944 présenteront les mêmes faiblesses), et de l’autre côté des chars exclusivement conçus pour ce soutien dans les BCC puis les DCR, mais du coup totalement incapables, en dehors des périodes d’engagement, de faire de la guerre de mouvement.
Les panzers, pensés à cette époque comme des chars de cavalerie, n’étaient ni armés correctement ni blindés sérieusement. Ils le seront à partir de 1943, lorsque les Allemands se seront frottés aux T-34 et autres KV-1 soviétiques.
Et signalons, pour compléter le précédent article, qu’en 1944 on trouvera côté allemand des bataillons autonomes de PzKpfw VI Tiger et Königstiger, qui feront souffrir les Alliés en Normandie puis dans les Ardennes. Et qu’aujourd’hui le dimensionnement à 40-50 chars engagés en même temps reste la règle, que la portée utile soit passée de 1.000 m comme en 1940 à 3.000 m (et même 4.000 m avec le canon 55 calibres du Leclerc) n’y change rien. Au-delà, on sature le champ de bataille. Comme quoi la formule du petit paquet en soutien d’infanterie n’est pas une ânerie typiquement française, ni la preuve irréfutable de la décadence de la Grande Nation, comme le soutiennent depuis 70 ans ces simples d’esprits à qui le royaume des cieux reste pourtant toujours ouvert.
Jean-Philippe Immarigeon © juin 2010