Larbaud #5

Publié le 31 mai 2010 par Menear

Avant que Larbaud laisse place au souvenir de Larbaud, lui-même étape transitoire avant l'oubli complet et définitif de Larbaud, deux paragraphes de 1934, entre Paris – Langar – Genève, décortiquant le souvenir, le souvenir du souvenir, l'image du souvenir du souvenir, etc. Et demain on termine.
La lumière de la conscience flétrit une bonne partie de nos souvenirs : je veux dire qu'elle leur ôte leur sève vivante et fraîche, ne laissant, à leur place, que des souvenirs de souvenirs, - ce qui explique l'erreur de l'homme à qui on avait raconté la bataille de Waterloo quand il avait quinze ans, et qui, à soixante-quinze ans, était sûr d'y avoir pris part. Elle réduit nos souvenirs vrais à l'état de souvenirs de faits racontés, de paroles entendues. Ainsi JE SAIS que sur cette route de Brides à Salins je me suis trouvé, à l'âge de 8 et 9 ans, assis sur le strapontin ou le siège avant d'un landau, en face de ma Mère et de Germaine Grille qui avait à peu près le même âge que moi. Je sais, de toute certitude, que la présence, la vue, de cette petite fille, me comblaient de bonheur, etc. - MAIS je me le suis redit si souvent dans les mois et les années qui suivirent, que je ne peux plus retrouver la vision primitive, ni les traces en moi du sentiment primitif et vivant dont cette certitude est LE RÉSULTAT et non LA REPRODUCTION. Je ne peux pas dire : « Je revois le mouvement de sa main qui, dans un geste fréquent chez elle, écartait doucement quelques brins de ses cheveux noirs, très fins, qui avaient tendance à couvrir sa tempe droite. » Je sais que j'ai vu ce geste, mais JE NE LE REVOIS PLUS. Le sentiment, même alors que mon amour était encore vivant (en 1891-92), avait été remplacé par la NOTION. La notion l'avait peu à peu absorbé en elle, et comme desséché. Je sais que je lui ai dit un jour, mais JE NE M'ENTENDS PLUS LUI DIRE (et j'avais préparé bien à l'avance cette douce phrase, et j'avais hésité plusieurs jours à la lui dire) : « Puisque la douche mouille toujours vos cheveux, vous devriez demander après, à la baigneuse, un séchoir. » (Dans ma pensée c'était une espèce de compliment sur la longueur et la beauté de ses cheveux ; il me semblait aussi qu'une telle « personnal remark » me rapprochait d'elle : je n'aurais jamais eu l'audace de les toucher, ses cheveux ; mais lui en parler était comme un « acte équivalent », the next thing to it.
Cependant le souvenir, même desséché par la conscience, est précieux ; on peut espérer qu'il n'est pas entièrement passé de l'impression reçue à la notion acquise ; et que la notion est une sorte de centre, de signal, que peuvent rejoindre un jour ou l'autre tels ou tels éléments de la sensation primitive non encore parvenus à la conscience, ou qui ont échappé à sa lumière. Mais à mesure qu'ils y arrivent, et l'instant de leur passage, de leur arrivée, révolu, les voici desséchés. L'art, qui ne tend qu'à reconstituer, pour les conserver et les communiquer, la sensation et le sentiment et l'idée EN VIE, est bien, en ce sens, « le salut ». Par une marche inverse on va de la notion à l'image, à l'idée, au sentiment. Mais comme on n'y arrive jamais, qu'on ne fait qu'en approcher plus ou moins, et qu'une fois qu'on a reconquis quelque bribe il faut encore « se tourner vers le peuple » pour communiquer, à travers les hasards du langage, cette bribe, quelles tonnes de minerai pour une pincée de cet or !
Valery Larbaud, Paris – Langar – Genève in Journal, Gallimard, P.1206-1207.