La Face nord de Juliau, sept, de Nicolas Pesquès (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

 Depuis 1988, on connaît l’admirable constance de Pesquès face à son objet : le nord de la colline de Juliau. Dans ce septième volume, le premier vers indique d’entrée la question centrale pour tout le livre, sinon l’entreprise : la séparation. « Juliau d’un côté, lui-même de l’autre » (p. 7). Et la suite du premier poème indique une sorte de projet, de méthode pour la suite. Ce qui est remarquable, dans cet incipit très froid, c’est la volonté de perspective, de ne pas s’enfermer dans l’affrontement : il y a persistance face à l’obstacle, mais celui-ci demeure question ouverte, aussi, tentation. Donc il y aura continuité du travail, oui, mais « en discontinuant ». 
S’il y a bien écart, ligne de partage, séparation entre « la colline, le poème » (p. 8), il y a affirmation égale d’une porosité possible, une sorte d’échange ou d’empiètement : « lui-même signifie qu’il n’y a pas que de la montagne / mais aussi quelque chose appartenant à celui qui écrit » (p. 10). Ainsi se trouve (re)délimité un triangle, un espace dont les trois côtés s’attirent autant qu’ils se repoussent, trois réalités séparées et désirantes : la colline, le corps, et la langue. On peut s’atteler dorénavant à un boulot de fou, sans aucune mystique : dire le jaune du genêt, imprononçable autant qu’évidemment vu. « je donne le nom de jaune à ça, sur la colline / plaques de genêts, soleil rasant / coulures et géométries qui montent aux yeux // cela qui s’évapore à la diction / l’intérieur du silence » (p. 11). 
 
C’est entrer dans un jeu de tensions sans fin, mais elles sont motrices du poème. Certes, l’évidence sensible ne passe pas en mots : « dans la sensation, quelque chose ne change pas / mais ce n’est pas ce qui passe dans la phrase // dans la phrase ne passe que la noire, la colporteuse / la séparée cassante » (p.39). Mais cet échec est compensé par le désir toujours renaissant puisque « le paysage propose toujours une autre solution / à ce qui fuit dans le dire » (p. 32). D’où l’oxymore qui résume l’entreprise, et celle-ci peut se poursuivre tant qu’il y aura vie commune et séparée de la colline, du corps, et de la langue : « Rencontre par la séparation. / presque toute l’histoire des J s’entend dans cette déclaration de Roman Opalka » (p. 47). 
A partir de la section III intervient un autre élément : la mémoire. Il s’agit toujours de la tension entre coupure et soudure, réunion et écart, mais dans le temps : « entrer dans la cassure / dans ce qui soude et fend // de genêt en genêt / un même jaune tétanise la ressemblance // ne représente plus / accède directement à l’oubli » (p. 56). Quitter le présent, viser non plus la couleur sensible immédiate, mais une sorte de jaune mental (un « surjaune » ? cf. J6) permettrait peut-être un dépassement : « cette incroyable possibilité : / « vous verrez, vous verrez » ce sera pour les yeux / ils passeront peut-être le mot » (p. 63) Par le mot, par la mémoire visuelle qu’il lève, on retrouverait peut-être quelque chose comme un jaune pur, pas le vrai, mais pur. 
 
Ceci posé, dès que l’auteur revient sur l’expérience primaire visuelle, c’est à nouveau l’échec éblouissant de dire qui prime : « J’écris sur les yeux de ça. Jaune déterminant. Trop aimé. / Il n’y a aucune façon de recoudre toutes ces précisions. / Il n’y a aucune. Il n’y a. Tout cela est exact.  » (p. 83). 
Dans la partie IV, intitulée E/J (pour Emily (Dickinson) et Juliau), Pesquès fait entrer la poète anglaise dans son dispositif comme une icône de cette tension séparation/union au cœur de ce volume : « elle est l’épouse de la séparation, elle en a éprouvé toute la force / unitive / de fiançailles et de déliaison » (p. 100). Mais ce passage par une autre figure, s’il permet un détour et comme une parenté de quête, ne résout rien au fond. Toute la force de Pesquès tient à ce mouvement lucide, tenu, pour revenir buter sur un défaut de langue ou un au-delà du réel, mais sans jamais tricher : « j’emploie des mots et suis dévié par eux / par elle / excluant tout ce qui facilite : le chant, le récit, l’inexprimable  » (p. 96). 
 
Et cette expérience répétée d’une impossible fusion entre réalité, corps et langue ne fait peut-être que préfigurer la scission radicale et définitive, un avant-goût de mort, et peut-être une façon de s’y préparer, à défaut de l’apprivoiser. «  Paysage dont la vie et la vie du langage ne cessent de / m’éloigner, de me retenir. En une sorte de parenthèse finale, / comme si se jouait à chaque fois une séparation infiniment / plus radicale et que c’est cela que le temps d’une vie permet / de rencontrer. » (p. 88) 
La fin du livre, intitulée Après J7 apparaît comme une sorte de coda reprenant le thème central mais ouvrant aussi sur un possible Juliau 8 (p. 125) ou bien faisant retour sur l’historique de l’écriture : «  Longtemps aimé produire des phrases qui épousaient le paysage. Décrire était écrire. Ruisseler d’un bonheur exact. Le lieu était le lien et c’était tout. / Je n’ai pas bougé mais quelque chose s’est retourné. Le corps est devenu grammatical. Curieusement il parle plus vite, il oublie plus facilement. Ila rompu avec l’identité. /Il fête cette rupture. La souterraine, la dissonnante. » (p. 132). 
Tout comme le premier vers était remarquable par sa raideurjuste et déterminante, il convient de citer le dernier, où l’on retrouve un son alexandrin : «  Et le silence de mort qui suit toute phrase heureuse «  (p. 134). C’est exactement ce qu’on entend en fermant le livre : un long silence où reposent le jaune, les yeux, la langue… Une pause avant J8 puisque, comme pour Opalka, la seule fin possibleestla mort du scribe. 
 
par Antoine Emaz 
 
Nicolas Pesquès  
La face nord de Juliau, sept 
Ed. André Dimanche, 2010
16 €