Intéressons-nous au premier de ces livres, il aura en quelque sorte une fonction apéritive. Le titre en lui-même est instructif, constitutif d'un choix éditorial, Bott veut clairement montrer qu'il se situe dans la tradition de Sainte-Beuve pour qui l'écrivain devait être étudié aussi bien dans son œuvre que dans son intimité (relations, habitudes, marottes). Et quoi de plus intime que d'apparaître au lecteur, oserais-je dire au débotté, en robe de chambre? On le sait, a contrario Marcel Proust combattit cette approche de la littérature dans un essai justement intitulé Contre Sainte-Beuve (première publication, Gallimard, 1954), je cite :
« Cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend ; qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. » (Contre Sainte-Beuve, Folio/essais, p. 127)
Bott aurait-il eu la tentation de commettre un Contre Proust? Non, bien sûr. Mais l'auteur de La Recherche eût été furieux d'apprendre qu'est révélé au public l'épisode de sa vie où il jeta ses pantoufles au visage d'Emmanuel Berl... qui venait de lui faire part de son idylle avec une dame aux "allures d'amazone" ; dans l'œuvre romanesque de Berl (1892-1976), elle tint à la fois de la Christiane de Méditation sur un amour défunt (1925) et de (sa) Sylvia (1951) ; mais, après tout, la jalousie n'est-elle pas intrinsèque à La Recherche?
Bott passe en revue, et par ordre alphabétique (merci, cher Monsieur, ça facilite la révision d'après lecture), toute une ribambelle d'écrivains du XXe siècle, de Marcel Aymé, le père de Delphine et Marinette, à Léon Werth, ma préférence allant au portrait de François Mauriac peint d'après son célèbre bloc-notes ; littérature de la campagne provençale pour Jean Giono et, pour le coup, c'est d'un Écrivain en robe des champs dont il s'agit alors... Cette engeance-là s'accommode décidément comme les pommes de terre ; plaisir de lire à mi-livre une évocation du très stendhalien Jacques Laurent, auteur d'une biographie, hélas épuisée, de Lola Montès.
Bref, dans ces histoires littéraires, que du bon, du Bott!
La Traversée des jours est d'une autre facture. Là, le récipiendaire du prix Valery Larbaud 1996 (pour un ouvrage consacré à Raymond Radiguet³) revient sur cinquante ans de souvenirs littéraires ce qui nous remet, comme dirait Céline, au début de la Ve République en 1958, époque où il entre dans la carrière à « France-Soir », ce grand quotidien diffusé alors à 1 300 000 exemplaires. On sait que le patron de la rédaction a longtemps été, au temps de la splendeur du journal, Pierre Lazareff, légende de l'histoire de la presse française. Á la fin des années quatre-vingt-dix, je me souviens, un Monsieur en vélo vendait encore « France-Soir » à la criée près de la gare de Grenoble, chaque fois que je le croisais je lui achetais l'édition du jour par empathie pour le bonhomme et pour cette presse populaire...
Bott, issu d'une génération admirative de Sartre - beaucoup cité dans le livre - de Camus, de Malraux ou encore de Roger Vailland, vit advenir avec réserve, autour de 1966, le triomphe des mandarins du structuralisme (Roland Barthes en tête) et du "Nouveau Roman" : « et même si les critiques célébraient “le plaisir du texte”, il fallait s'emmerder en lisant » ; les uns déclarant la mort de l'auteur, les autres celle du héros, ou plus prosaïquement des personnages. Une succession d'avis de décès. Est-ce pour cette raison lugubre que notre ami rémois décida de filer à l'anglaise pour s'occuper des pages littéraires de « L'Express »? Françoise Giroud et J.J.S.S. (Jean-Jacques Servan Schreiber) étaient les gourous de ce news magazine à l'anglo-saxonne. Giroud y apparaît sous des traits féroces : « Certains trouvaient ses sourires désarmants. En tout cas, ils n'étaient jamais désarmés »...
La suite est plus connue, du moins des lecteurs du « Monde », puisque dès 1968 François Bott y fait son entrée, après avoir au préalable porté sur les fonts baptismaux « Le Magazine littéraire ». Il deviendra directeur du supplément littéraire du quotidien, dit alors, "de la rue des Italiens" : Le Monde des livres. On lui reprochera ("les trois rédacteurs en chef" du Monde, comprendre Colombani-Minc-Plenel?), jalouses va! d'accorder trop de place à ses amis Alphonse Boudard et Louis Nucéra. Le meilleur pour moi reste cependant à venir, à savoir ses dernières années au Monde (1991-1995) pendant lesquelles il tiendra une chronique d'histoire littéraire, à la lettre et à l'esprit inégalés depuis. J'ai gardé par-devers moi une sélection d'articles qu'il publia dans cette période : Le remords des écrivains (ceux de Baudelaire), Le capitaine Théophile (Gautier s'entend), Le dernier voyage de Bel-Ami (sur Maupassant), Pauvre Maxime! (lire : du Camp, l'ami de Flaubert), Bijoux et tourments (à propos d'une biographie de Baudelaire) ; je les découpais pieusement, chaque vendredi.
Aujourd'hui les journalistes du Monde des livres, qui - soit dit en passant - se font tailler des croupières par Sébastien Lapaque et ses collègues du Figaro littéraire, semblent s'être éloignés des rivages de la littérature pour privilégier les sciences humaines, sauf si vous êtes un romancier indonésien, et que votre renommée n'a pas dépassé Djakarta, ou un nouvelliste monténégrin. Snobinards!
C'est peu dire que François Bott n'a pas été remplacé. Heureusement, lui qui célèbre l'œuvre épistolaire de Madame du Deffand (1697-1780), “la marquise désenchantée des Lumières”, a eu la bonne idée de continuer à écrire! Bien. Comme toujours. À vrai dire, on s'en doutait un peu.
Notes
¹ Écrivains en robe de chambre, La Table Ronde (Collection La petite vermillon), 8 € 50
² La Traversée des jours, sous-titré Souvenirs de la République des Lettres (1958-2008), Le Cherche-Midi, 15 €
³ Radiguet, l'enfant avec une canne, Flammarion, 1995