[1] On a lu quelque part un type qui proposait, dans un commentaire online, le marché suivant : « je te donne dix minutes de plaisir, et tu la fermes pour le reste de ta vie ».
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Ne rien dire sur un roman qui dit peut-être tout - Pola Oloixarac - Las teorías salvajes (Alpha Decay - 2010) par François Monti
Publié le 30 mai 2010 par Fric Frac Club
A screaming comes across the sky. It has happened before, but there is nothing to compare it to now.
Au sempiternel débat sur la nouveauté en littérature, ne serait-ce pas là la meilleure réponse ? Elle nous pendait sous le nez depuis 37 ans, et comme tant d'autres choses, nous n'avons su la voir : le neuf est précisément l'incomparable présent de ce qui a déjà eu lieu.
On annonce assez régulièrement qu'une nouvelle fusée traverse le ciel souvent morose du petit univers littéraire. Contrairement aux vénérables V2 dont l'impact secoua l'Angleterre vers le mitan des années '40, la question, pour la fusée lettrée, est de savoir (ou d'espérer) qu'elle ne retombera pas. S'écraser au sol, c'est vraiment la dernière chose qu'elle veut faire.
S'ensuit donc la boucle infernale : original mais pas bon ; bon mais pas original ; original, bon mais one hit wonder. Damned if you do, damned if you don't.
La dernière fusée argentine s'appelle Pola Oloixarac. Elle a décollé de chez elle en 2008, a atteint l'Espagne cette année et passera par la France (Seuil) d'ici quelques temps. Las teorías salvajes a reçu un accueil assez enthousiaste, mais aussi des critiques assez violentes (particulièrement à la maison – où certains, motivés par l'un ou l'autre critère machiste, voudrait qu'elle reste [1]). Et on pourrait en causer de façon à rester dans le cadre défini aux deux paragraphes précédents.
Quelles sont donc ces théories sauvages ? Si on voulait dégager deux axes narratifs dans le livre de Miss Pola, il faudrait dire qu'il s'agit, d'une part, de la poursuite par une étudiante (la narratrice) d'un vieux prof de philo, persuadée qu'elle est de savoir compléter une théorie révolutionnaire qu'il avait esquissée il y a un bail, et, d'autre part, des tentatives de deux adolescents laids mais branchés de laisser leur marque via les nouvelles technologies. Roman de la séduction, de la volonté d'impressionner puis de dépasser son aîné et de l'ambition de la théorie totale d'une part ; roman de l'éveil, du pouvoir, du monde moderne et des nouvelles modalités de relation et d'activisme politique d'autre part. Le tout remixé à la sauce Sun Tzu.
Bien entendu, s'il s'agit des deux grandes lignes, elles servent à lubrifier et à propulser un paquet d'autres choses : le roman contemporain n'est pas linéaire et se doit, visiblement, d'être saturé d'informations. Une bonne façon d'illustrer cet état de fait est peut-être de se poser la question du genre. Las teorías salvajes en bildungsroman : « rite d'initiation », ce sont presque les premiers mots de la première page. Premier roman, aussi (un genre en soit, et Pola Oloixarac est en bien consciente : rite d'initiation comme accueil au lecteur, bis repetita placent). Roman générationnel : désossage du langage, des attitudes et des coutumes de jeunes gens nés dans la seconde moitié des années '70. Roman de campus, dans la plus pure tradition US. Roman à clefs : on serait Argentin d'un certain milieu qu'on en aurait des choses à décoder. Partant, auto-fiction aussi : l'auteur a étudié là où sa narratrice a étudié, etc. Roman philosophique, bien sûr : de l'anecdote (il y a une chatonne qui s'appelle Montaigne) à l'essentiel (la création du sens aujourd'hui) – et on pourrait dire anthropologique, tant qu'on y est. Roman politique enfin (et je dis enfin pas parce j'ai épuisé les angles de lecture, mais bien parce que je m'arrête ici).
Cette diversité de fond implique une diversité toute aussi grande de l'écriture. Las teorías salvajes est une manière de salmigondis littéraire, une marelle, hopscotch, rayuela de genre et de styles qui passe par le vocabulaire de l'anthropo, de la philo, de la théorie politique, de la branchouille dernière mode, de l'art et de la culture, de la technologie. Au niveau des formes, ce roman est un caméléon, un compendium : du je au il ; de l'essai à la fiction ; du traditionnel et réaliste au méta et quasi fantastique ; du l'écriture la plus littéraire à celle de l'explosion médiatique.
Tout ça, vous vous en rendez bien compte, pourrait faire un roman un poil flashy, voire carrément hystérique. Il n'en est rien, et ça en dit long sur les capacités de Pola Oloixarac d'écriture et de conceptualisation. Las teorías salvajes se lit toujours avec plaisir. En sus, les révélations abondent. Une des dimensions les plus impressionnantes, comme le souligne Bellatin, est la « reconstruction des codes de socialisation » ('70 vs '90), qui fait de ce roman un des rares exemples fonctionnels de livre générationnel : ça marche vraiment, c'est juste et on ne tombe jamais dans le simulacre qui joue à être moderne (les blogs, internet, les médias DIY, le hacking ne sont pas là pour faire juste et contemporain : ils sont là car essentiels au récit). Il s'agit aussi d'un roman exemplaire d'une tendance de plus en présente : celui d'un écrivain conscient de soi et de ce qu'il fait (et il ne faut pas confondre ça avec les tactiques postmodernes qui visaient à rendre le lecteur conscient de la condition fictionnelle du livre qu'il est train de lire). Il faut le souligner : la conscience de soi est, à mon sens, une force paralysante ; s'en saisir et la faire rentrer aussi efficacement dans un schéma créatif, c'est quelque chose qui ne cesse de me fasciner. Il convient aussi de souligner l'humour assez dévastateur du livre (les lettres écrites à Mao dans les années '70 par une jeune militante en sont un exemple particulièrement désopilant). Enfin, que dire du dispositif final (je ne vous en donnerai pas de détail), si ce n'est qu'il mérite bien le mot dispositif et que c'est sans doute une des très bonnes idées narratives de ces dernières années. Rien que pour ça, bravo Pola.
Je le disais au début, il y a eu des critiques très féroces. Hormis ceux qui, évidemment, ont un seuil de tolérance bien moins élevé que le mien pour les facéties branchées du post-post-modernisme, l'aspect le plus poil-à-gratter pour le lecteur argentin aura sans doute été la dimension politique de Las teorías salvajes. De fait, Pola Oloixarac a été dénoncée pour ses tendances droitistes et a même été priée de venir lire un texte de rétraction publique dans son ancienne faculté de philo (centre, rappelons-le, d'un des deux axes narratifs). Oloixarac se défend d'être de droite (au contraire, elle dénonçait dans un entretien la gauche qui mène des politiques néolibérales – ce qui prouve qu'elle est plutôt adepte d'une certaine vulgate) mais souligne quelque chose qui fait mal : les personnes qui se battaient contre l'Etat dans les années '70 sont impliquées dans la démocratie actuelle, et pour quels résultats… Politiquement, nous sommes en plein dans une critique de la gauche par quelqu'un de gauche, dans la contestation du mythe héroïque des guerillas des seventies, mythe qui légitime encore aujourd'hui pas mal de stratégies de pouvoir, pas toujours des meilleures. Elle ne le dira peut-être pas ainsi, mais c'est une réfutation en bonne et due forme de la génération précédente (autant qu'une réécriture du canon national, de Cortázar à Fresán). Et c'est ça, de toute évidence qu'on ne lui pardonne pas. Et ça, eh bien, ça indique qu'elle a vu juste : une critique qui ne fait pas mal n'est pas vraiment une critique. D'où la réaction de bêtes blessées. Mutatis mutandis (et beaucoup de choses changent), cette théorie des Teorías salvajes fait penser à un autre auteur argentin, vingt ans plus âgé : Histoire des larmes, de l'immense Alan Pauls, est aussi traversé en filigrane par la légende à démonter d'une certaine gloire maquisarde. On pourrait même pousser jusqu'à Bolaño, chez qui il est indéniable qu'on retrouve le dilemme posé, pour les gens de gauche, par les illusions et les mensonges d'une forme d'engagement armée et le recyclage dans la gauche sociale-démocrate mainstream d'aujourd'hui. N'y a-t-il vraiment pas d'autre généalogie ? Terrifiant constat d'échec…
Hormis Bellatin, d'autres écrivains importants ont souligné les qualités du roman de Pola Oloixarac. On ne citera que Fogwill et, surtout, Piglia, qui évoque, ce que nous n'avons pas fait, les qualités de sa prose (« le grand évènement de la nouvelle fiction argentine » – un autre auteur qui restera anonyme me l'a même comparée – de vive voix – avec Lezama Lima, too much certainement, mais ça vous donne une idée de l'enthousiasme généré). Pour certains d'entre vous, ce sera recommandation suffisante. Étant donné les traces anglo-saxonnes identifiables dans ce roman, je rajouterais d'autres noms : sans exagération, Las teorías salvajes est le roman que David Mitchell n'écrira jamais (Mitchell en aurait fait un ratage, un de plus dans une longue liste) et pourrait bien être un drôle de successeur hispanique au phénoménal Habitus de James Flint. J'utilise le conditionnel parce qu'il y a un hic : malgré le plaisir et la stupéfaction ressentis à la lecture, j'ai eu l'impression d'avoir devant moins beaucoup de fumée. En cause, probablement, les effets d'écriture, l'étourdissement devant la masse de choses assemblées sur 275 pages, ainsi que l'intention évidente de laisser au lecteur la tâche de réunir les théories exposées afin de se faire la sienne propre (et, avec les années, ce pourrait bien être, au bout du compte, la principale force du livre). Deux mois plus tard, ce nuage ne s'est toujours pas dissipé et je ne suis pas convaincu d'y voir clair. Avec toutes ses qualités, Las teorías salvajes pourrait se transformer en le La fonction du balai (j'espère que le dire ne me fera pas excommunier par mes camarades) de Oloixarac. Mais pour en être certain, il faudra laisser du temps au temps…
Et du temps, c'est aussi ce qu'il faudra pour savoir si la fusée Pola ne retombe pas ou s'il s'agit, au bout du compte, d'une simple sonde aérienne qui se perdra dans la mer de Barents. Ainsi parle un simple critique séduit mais perplexe.