Suite de l’entretien de Tristan Hordé avec Antoine Émaz, dont la première partie a été publiée hier sur le site
Tristan Hordé : mais à partir du moment où tu dates tes poèmes, cela gêne le montage.
Antoine Émaz :
c’est vrai, je ne peux pas déplacer les poèmes. Dans Soirs, tu as seulement l’ordre chronologique, reste alors le
montage à l’intérieur de chaque poème. Mais dans Os, j’ai croisé chronologie et montage : les poèmes se
succèdent avec des dates, mais par les titres j’ai organisé des séries. Donc tu
peux lire série après série, ce qui brise l’ordre chronologique ; ce sera
la même chose avec Peau, le prochain
ensemble.
Les dates, ce sont toujours celles du premier jet. Pour moi,
ce sont des repères ; cela permet d’être plus clair quand tu as des
références à ce qui nous entoure. C’est aussi lié à la question du temps qui me
préoccupe beaucoup. Plus j’avance, plus je me dis que les poèmes c’est ce qui
reste d’un temps disparu, c’est un peu comme une mémoire.
TH : ce serait une poésie-journal ?
AE : oui, pourquoi pas ? Avec une réserve : je n’écris pas de poème tous les jours. Disons : le journal d’une vie intérieure dont l’écriture serait discontinue.
TH : le journal, en fait, ce sont tes carnets, et les poèmes seraient la mémoire de ce qui est marquant dans ta vie intérieure.
AE : oui, juste. J’ajouterais : et que je peux écrire, puis publier. Mais c’est vrai qu’avec Ras, Soirs, Os, De l’air et Peau, cela fait une dizaine d’années de vie intérieure en mots – ou plutôt, ce qu’il en reste.
TH : il me semble qu’il y a un mouvement progressif depuis tes premiers textes pour accorder de plus en plus de place à la vie intérieure. Rien, par exemple, sur la vie du corps.
AE :cela
dépend ce que tu entends par là ; le corps, la sensation est très
importante pour moi ; par contre, le sexe est écarté comme, plus
généralement, tout ce qui est sentimental. Cela tient à la timidité et à la
pudeur, à l’interdit moral aussi – vieillerie d’éducation ! Et d’autres en
parlent bien mieux que je pourrais le faire. Une dame me demandait pourquoi je
n’écrivais jamais de poèmes d’amour – mais simplement parce qu’il n’en vient
jamais dans les carnets. Reverdy affirmait que l’on n’écrit qu’à partir du
manque : je crois que c’est vrai pour moi. Donc pas de poèmes d’amour
serait plutôt bon signe… pourvu que ça dure !
Sans rire, et plus généralement, quand je veux écrire à partir d’un sujet
donné, je n’y arrive pas. J’ai tenté d’écrire pour Jean Marcourel, mort il y a
peu de temps, qui était un très bon ami ; après plusieurs tentatives de
poèmes, je les ai associées et j’ai abouti à un texte qui se tient à peu près.
Alors que le visage de Jean me revient en tête très souvent, quand j’allume une
cigarette ou bois un verre. C’est compliqué. Pour que l’émotion devienne
maniable, faut attendre.
Avec les notes dans le carnet, c’est différent ; il y a énormément de perte
mais l’accès reste ouvert, même pour ne rien dire que la météo du jour, la
réaction à une nouvelle, le flux du quotidien…
TH : dans les Carnets de Du Bouchet, les notes sont très souvent des poèmes.
AE : très différent ; il y a chez lui une écriture qui est poétique d’entrée, même quand elle a un enjeu réflexif ou de pensée ; les trois volumes sont très beaux. Dans sa prise de ce qu’est le réel dehors, que ce soit la montagne ou la lumière, il a une saisie d’ordre poétique. Sa note est un résultat, si tu veux ; il marchait beaucoup, et je crois que c’était un temps de mûrissement ; ensuite, il s’arrêtait et notait. Giovannoni travaille également comme ça : il me disait qu’il peut avoir un livre en tête pendant six mois, qui mûrit, et à un moment il s’enferme et l’écrit.
Ce n’est pas du tout de cette manière que je travaille. Il y a peut-être une maturation qui se fait, mais c’est plus une émotion qui déclenche de l’écriture et ensuite je travaille. Il y a une matière brute, un matériau d’ordre poétique mais très grossier ; tu verrais les premières versions … Ce que je veux c’est avoir de la masse, il y en a trois fois trop mais peu importe : le lendemain je sais que je vais en enlever. Je vais jusqu’au bout de la force qui me porte ; quand cela s’arrête j’ai écrit 4, 6, 10 pages de carnet, et ensuite je reprends pour élaguer, élaguer, élaguer encore, pour aboutir à une sorte de noyau, à la force qui était vraiment en jeu mais que je ne voyais pas nettement en l’écrivant.
TH : à propos de ce travail d’élagage, pourrait-on revenir à ton souci des mots brefs. Tu disais que tu les préférais parce qu’ils sont plus simples, mais ils ne le sont pas : quand tu parles du rien ou de la boue, il n’y a aucune simplicité, non ?
AE : c’est
vrai. Ce que j’aime bien, c’est une sorte d’épaisseur de sens dans un minimum
de son. En plus, les mots que j’aime utiliser, comme rien, boue justement,
sont la plupart du temps très usés -
usés par le temps, par leur usage courant. Ils ne brillent pas, ils sont comme
délavés à force d’avoir été utilisés par tout le monde dans la vie
quotidienne ; il y a une profondeur
du banal qui m’intéresse beaucoup. Je crois qu’on peut aller au plus profond de
soi, ou de sa méditation sur la vie, sur la mort, avec des outils très simples.
J’aime bien aussi employer ces mots parce qu’ils offrent
souvent la possibilité d’un double sens, d’une double lecture. Par exemple,
« la vie dure ». Et puis, je n’aime pas quand il y a trop de
musique ; je peux admirer quelqu’un comme Claudel dans ses vers ou son
théâtre, mais ce n’est pas du tout ma direction, j’ai besoin de choses plus
resserrées.
TH : quand on te lit, grâce à ces mots usés, on a l’impression que rien ne se passe ; il faut être attentif et respecter ta ponctuation, tes blancs, tes arrêts : à ce moment-là, les mots se chargent, comme une batterie se charge. Je pense au Reverdy de La Lucarne ovale, des Ardoises sur le toit…
AE : oui, et en cela je dois certainement quelque chose à Du Bouchet et à Reverdy. L’idée que le blanc te permet de charger un mot qui, sinon, resterait inerte, c’est tout à fait juste. Le blanc, c’est la résonance du mot, ce qui lui donne du relief. Dans les livres de Reverdy, au moins jusqu’aux Cravates de chanvre, on est à ce sujet dans quelque chose qui continue de nous interroger dans le contemporain.
©Tristan Hordé pour l'entretien et la photo