Frédéric Lordon, "La dette publique, ou la reconquista des possédants" et "En route vers la Grande Dépression ?"
Publié le 29 mai 2010 par Jcgrellety
"Sous la perspective présente, les plans d’ajustement budgétaire
dramatiques décidés simultanément dans bon nombre de pays européens,
perdent leur caractère de rectification gestionnaire (
« une politique
responsable dans une situation difficile » dixit l’inénarrable
Christine Lagarde) pour prendre celui d’une gigantomachie politique. Car
le déficit ne sera réduit que par annulation des défiscalisations ou
par une régression inouïe de l’État social – et voilà l’os de la
« situation difficile » : les possédants (inclus le capital)
vs.
le reste du corps social. Pour arranger le tout, cette gigantomachie
prend place sous la pression et le regard des marchés financiers – dont
on sait à qui va la préférence. On connaît donc déjà la fin de
l’histoire et le sens de l’arbitrage que rendront les « finances
publiques », cette impersonnalisation de gouvernements devenus depuis
trois décennies les ingénieurs de la restauration à l’usage des
possédants. Mais la fin de cette histoire pourrait être le début d’une autre. Les
Grecs qui descendent dans la rue constituent la première vague d’un
affrontement profondément international, en tout cas au moins européen,
contre la déflation sociale. Car pour toute l’immondice dont s’est
couvert le commentaire journalistique sur la Grèce, ou plutôt sur les
Grecs (corrompus, feignants, tricheurs, et tous évadés fiscaux),
l’impasse budgétaire grecque trouve, là encore, son origine dans les
défiscalisations des possédants (les salariés sont tous déclarés et plus
encore prélevés à la source, quant au travail au noir il n’est pas
l’expression d’autre chose que de la difficulté de vivre dans un pays où
le taux de pauvreté est le plus élevé de la zone euro [
9]).
Et les
explications de l’essentialisme raciste où tombent bien ensemble les
éditocrates connaîtront un moment de difficulté quand les mêmes causes
produiront les mêmes effets et que dans la rue irlandaise, française et,
pourquoi pas, britannique, des hommes et des femmes bien blancs,
vertueux, responsables et travailleurs commenceront à soulever le
goudron." (...)
Retour vers le futur : quand les Etats de 2010
recréent les conditions de 1930 <"<""""><"&""&"""><>">
"La période ne pouvait manquer de faire surgir la tentation du
parallèle avec la crise des années 1930. A bien des égards, la
comparaison était légitime : de l’une à l’autre époque, on retrouve les
mêmes caractères de l’internationalisation concurrentielle, de la
libéralisation financière et des orientations orthodoxes des politiques
économiques – « orthodoxes » signifiant plus précisément :
systématiquement favorables aux intérêts des créanciers. A bien des
égards mais pas à tous. Il est en effet un domaine décisif au moins qui
rend impossible de donner les deux époques pour parfaitement rabattables
l’une sur l’autre : les structures du marché du travail et les
mécanismes de formations des salaires. Le marché du travail des années 1920 et 1930 est hautement
concurrentiel et peu réglementé. Il l’est tellement que les salaires y
sont très flexibles et enregistrent pleinement les effets des
fluctuations conjoncturelles. Signe hautement caractéristique, les
salaires nominaux [2] peuvent
varier à la baisse pendant la phase descendante du cycle. Ce sera là la
plaie du régime de croissance de l’époque. Car, dès lors que survient un
choc conjoncturel violent, comme celui qui suit le krach de 1929, le
ralentissement de la croissance tourne très rapidement à l’effondrement
cumulatif, puisque les premières montées de chômage font baisser les
salaires nominaux, donc la consommation [3],
puis la demande, et la récession ne cesse ainsi de s’approfondir de son
propre mouvement dès lors qu’il n’existe aucun mécanisme contracyclique
capable de venir en contrarier la tendance. C’est là l’enchaînement
fatal qui va conduire à la Grande Dépression – au plus profond de la
crise, le taux de chômage étasunien atteindra les 25%."