Le thème du voyage dans le temps est souvent considéré comme le plus ancien de la science-fiction moderne : beaucoup des spécialistes du genre s’accordent en effet à dire que celle-ci a vu le jour avec le roman La Machine à explorer le temps de H. G. Wells car, pour la première fois, une invention techno-scientifique permettait d’explorer des modèles sociaux inédits – ce qui différenciait cette histoire des autres du même acabit la précédant c’est qu’ici l’invention ne se bornait pas à jouer un rôle plus ou moins anecdotique au sein d’une histoire souvent assez convenue, mais au contraire devenait le moteur, le prétexte, pour décrire des sociétés jamais vues jusqu’à présent (et du moins tant qu’on ne les considère que d’une façon superficielle car dans le cas présent beaucoup de penseurs ont affirmé que l’avenir imaginé par Wells n’était jamais qu’une critique de son temps où les masses laborieuses étaient exploitées, parfois jusqu’à la mort, par une élite dirigeante). De plus, le voyage dans le temps permet bien évidemment de « visiter le futur », ce qui n’est jamais qu’une des multiples définitions de la science-fiction – et pour autant que le voyage en question se fasse bien par l’intermédiaire d’un procédé techno-scientifique, c’est-à-dire une machine, ou assimilés, à l’inverse des drogues ou longs sommeils, entre autres moyens utilisés jusque-là pour « voyager » dans l’avenir et qui à l’époque ne reposaient sur aucune base rationnelle sérieuse.
Bien sûr, le voyage dans le temps demeure une impossibilité scientifique maintes fois démontrée, ce qui devrait logiquement le faire sortir du champ de la science-fiction. Mais parce que ce thème fut le premier exploité dans un récit se réclamant véritablement du genre, il resta dans la liste des moyens mis à la disposition des auteurs pour nous conter des histoires dont certaines sont devenues légendaires – il en va de même pour le thème du voyage dans l’espace grâce à des procédés permettant d’aller plus vite que la lumière : les premiers récits à utiliser de tels moyens furent écrits avant qu’Einstein démontre que c’était impossible, de sorte que, leur potentiel de narration étant pour le moins prodigieux, ils restèrent eux aussi dans la liste des moyens non « scientifiquement crédibles » mais néanmoins fondateurs…
Pendant quelques temps, les histoires de voyage dans le temps se ressemblèrent quelque peu : le personnage principal explorait à sa guise l’époque de son choix au cours d’aventures plus ou moins rocambolesques. Puis, des auteurs commencèrent à illustrer les premiers paradoxes temporels : là, le personnage provoquait des altérations de l’Histoire, à dessein ou par accident, qui modifiaient le cours normal de celle-ci pour, une fois de retour, trouver un présent sans plus aucun rapport avec celui qu’il avait quitté ; parmi les thèmes usés jusqu’à la corde on trouve la victoire de Napoléon à Waterloo ou bien l’assassinat d’Hitler avant que celui-ci prenne la tête de l’Allemagne. Entre autres. Ce fut une première évolution conséquente du thème.
Une seconde évolution se produisit avec l’apparition du thème de la « patrouille du temps » c’est-à-dire une organisation chargée de veiller à ce que rien ni personne ne puisse altérer le cours normal de l’Histoire. Sur ce sujet, les écrits de Poul Anderson restent populaires. Hélas, de telles histoires ne sont souvent que le prétexte pour leur auteur d’étaler leurs connaissances historiques, par ailleurs souvent tout à fait admirables, ainsi que leur sens aigu, et tout autant digne d’admiration, de l’extrapolation – à travers des études de l’évolution d’une société donnée dans un contexte donné, ce qui reste une forme de science-fiction. Il n’y a que très peu de différence avec l’uchronie, mis à part qu’ici les altérations de l’Histoire sont produites par un élément étranger, le plus souvent venu de l’avenir, au lieu d’être le résultat d’une évolution normale mais néanmoins différente de celle observée.
À ce stade, la notion d’univers, ou de mondes parallèles n’est pas loin, et trouve d’ailleurs une première forme de légitimité scientifique chez les théoriciens de la physique quantique dès 1957 (1) – c’est à peu près l’époque où Poul Anderson produisit ses récits de La Patrouille du Temps d’ailleurs, qui furent d’abord publiés en magazines spécialisés avant d’être ensuite regroupés en recueils. Néanmoins, et en dépit de tout l’immense et passionnant potentiel que propose un tel registre, ce n’est pas le thème qu’explore Asimov dans ce roman. Non, ici, le père du cycle des robots nous donne la troisième – et à ce jour dernière, à ma connaissance – évolution du thème du voyage dans le temps, et qui reste peut-être à ce jour son œuvre la plus aboutie avec le roman Les Dieux eux-mêmes (1972 ; prix Hugo, Nebula et Locus).
Car ici la maîtrise de la translation temporelle n’est pas le prétexte d’une simple distraction par l’exploration d’époques révolues ou à venir, ni même alternatives : il s’agit ni plus ni moins que de manipuler le temps, c’est-à-dire ce dont même les dieux n’ont jamais oser rêver y compris dans les mythologies les plus folles. Ici, les agents temporels ne servent pas à préserver l’Histoire mais bel et bien à la modifier pour en quelque sorte l’améliorer. Ici, l’Humanité ne change pas l’Histoire pour son plaisir ni pour asseoir sa domination sur des époques suivantes mais bel et bien pour s’offrir un récit dont elle n’aura pas à rougir. En fait, l’Éternité n’est jamais que le summum du révisionnisme, une réécriture permanente de l’Histoire devenue crédo d’une civilisation si ivre de son pouvoir qu’elle ne distingue même plus les torts dont elle afflige les siens au nom de ce bonheur du plus grand nombre qu’elle entend leur imposer – mais qui n’est bien évidemment qu’une vue des esprits des ingénieurs de l’Éternité.
C’est dans cette négation de la nature humaine – puisqu’ici les erreurs qui font, qui sont l’Histoire se trouvent tout simplement gommées – dans cet ultime refus de la réalité que l’Éternité condamne la liberté et creuse en fin de compte le tombeau de l’Humanité – puisque sans erreurs il ne peut y avoir d’évolution ni de maturité. Mais ce n’est pas pour autant ce qui poussera le héros de cette histoire à se rebeller contre ses maîtres. Car s’il fomentera la fin de cette aberration, ce n’est ni plus ni moins que par amour, cette chose pour le moins tout aussi aberrante du point de vue des ingénieurs de l’Éternité – dont les équations ne tiennent aucun compte des sentiments personnels – et qui terrasse le roi comme le mendiant, les individus comme les empires, ce que du reste la littérature classique a très abondamment illustré, depuis des siècles, dans des œuvres maintenant devenues immortelles.
Car l’amour, lui, pour le coup, est éternel.
(1) le lecteur souhaitant approfondir pourra lire Le Cantique des quantiques : Le monde existe-t-il ? de Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod (La Découverte, ISBN : 978-2-7071-5348-7), p. 108-111. ↩
Notes :
Ce roman est un développement de la nouvelle éponyme écrite en 1953 et demeurée inédite jusqu’à sa parution dans le recueil Asimov Parallèle (The alternate Asimovs, 1986; J’AI LU, coll. Science-Fiction n° 2277, ISBN : 2-277-22277-1).
Le réalisateur russe Andrei Yermash adapta ce roman en film en 1987, sous le titre Konets vechnosti, sur un scénario de Budimir Metalnikov et lui-même.
La Fin de l’Éternité (The End of Eternity, 1955), Isaac Asimov
Gallimard, collection Folio SF n° 89, février 2002
368 pages, env. 7 €, ISBN : 2-07-042264-X