Ce film pourrait très bien s’appeler « Chronique d’une fin de siècle » : réalisé en 1996 par Kathryn Bigelow, sur un scénario de James Cameron, il nous offre une plongée dans les eaux sombres d’un avenir à l’époque terriblement proche, pour ainsi dire immédiat, et qui s’est révélé dans les faits pas si éloigné que ça de ce portrait pour le moins caustique.
Il n’est pas très utile de s’étendre ici sur l’ensemble des éléments de l’histoire : hyper-violence urbaine, corruption des serviteurs publics, société vacillante, ghetto racial, fureur sexuelle,… Ils restent d’autant mieux connus qu’ils demeurent hélas bien réels, presque 15 ans après la sortie de ce film, malheureusement restée trop confidentielle et que la plupart d’entre nous n’ont pu découvrir qu’à travers son exploitation sur le marché vidéo. James Cameron nous livre ici un genre de scénario auquel il ne nous avait pas vraiment habitué, à la complexité rarement atteinte dans le genre de la science-fiction au cinéma, qui se veut la critique acerbe d’un système arrivé à bout de souffle et le cliché d’un présent grippé. Et c’est tant mieux.
Décrire la réalisation en détail n’apportera pas grand-chose non plus, même si elle confirme l’immense talent de son auteure qui mérite d’être connu autrement qu’à travers son Point Break, hélas demeuré son œuvre la plus célèbre alors qu’elle a bien mieux à offrir. Comme Strange Days par exemple. N’importe quel réalisateur vous le confirmera : les plans-séquences, il n’y a rien de plus délicat – un seul élément qui cloche et il faut refaire toute la prise, depuis le début – et en vue subjective, c’est encore pire – voir à travers les yeux d’un autre est souvent inconfortable, surtout dans le cas précis de ce film. Par-dessus le marché, ces plans-séquences sont ici d’une hystérie rare, rythmés par une musique brutale, pris dans une ambiance paranoïaque, instantanés d’un récit glauque.
Il y a donc dans cette histoire une innovation technologique qui a vite échappé au cadre qu’on lui avait fixé pour trouver son champ de prédilection dans la rue. Comme ce fut le cas pour le LSD d’ailleurs. Par exemple. À la lisière du cyberpunk, ce qui va bien avec l’époque puisque ce film a été réalisé au moment où internet s’est ouvert au grand public, ce système permet à chacun d’enregistrer tout ce que perçoivent ses sens pour en faire profiter quiconque possède l’équipement approprié. Au départ utilisé par la police, d’une manière pas si différente que ça des micro-caméras dont se servent les policiers anglais de nos jours, ce système est devenu dans Strange Days le moyen pour chacun de partager toute sa vie, et surtout ce qu’elle contient de plus scabreux.
Déjà-vu, vous dites ? Oui, de nos jours, ça s’appelle Facebook ou MySpace, Twitter ou Flickr, et bien d’autres noms, mais à l’époque de la réalisation de ce film, ça n’existait pas encore. Du moins, pas avec la généralisation qu’on connait aujourd’hui.
Ce qui est frappant dans Strange Days, c’est de voir comment toute cette technologie de la communication a pris une telle tournure exhibitionniste alors que jusque-là la science-fiction l’avait surtout décrite comme un moyen de contrôle des masses (par exemple dans Jack Barron et l’éternité, de Norman Spinrad, 1969) ou d’échanges d’informations (comme dans Neuromancien, de William Gibson, 1984) : c’est peut-être une conséquence de mon ignorance, mais jamais la science-fiction n’avait à ce moment abordé ce thème-là sous cet angle-là – point de vue si typiquement humain qu’il est maintenant devenu norme pour des millions d’utilisateurs dans le monde, si banal qu’il s’est imposé comme une évidence pour tous.
Faut-il y voir une de ces limites propres aux écrivains de science-fiction qui, à force de se pencher sur les aspects techniques, en oublient la dimension humaine, celle que la réalité finit toujours par produire de toutes façons ? Peut-être bien. C’est là que l’imagination des artistes vient éclairer le monde de sa folie douce, en écartant ainsi les évaluations froidement calculées des techniciens et des ingénieurs pour les remplacer par les fourmillements des tripes, c’est-à-dire en substituant les émotions à la raison.
La science-fiction au cinéma est rarement satisfaisante par rapport à celle en littérature, disais-je dans un billet précédent, mais il lui arrive parfois de la surpasser : Strange Days en est la parfaite démonstration.
Strange Days, Kathryn Bigelow, 1996
Fox Pathé Europa, 2001
145 minutes, env. 10 €