« En ce temps-là, on mettait des photographies géantes de produits sur les murs, les arrêts d’autobus, les maisons, le sol, les taxis, les camions, la façade des immeubles en cours de ravalement, les meubles, les ascenseurs, les distributeurs de billets, dans toutes les rues et même à la campagne. La vie était envahie par des soutiens-gorge, des surgelés, des shampoings antipelliculaires et des rasoirs triple-lame. L’œil humain n’avait jamais été autant sollicité de toute son histoire : on avait calculé qu’entre sa naissance et l’âge de 18 ans, toute personne était exposée en moyenne à 350 000 publicités. Même à l’orée des forêts, au bout des petits villages, en bas des vallées isolées et au sommet des montagnes blanches, sur les cabines de téléphérique, on devait affronter des logos « Castorama », « Bricodécor », « Champion Midas » et « La Halle aux Vêtements ». Il avait fallu deux mille ans pour en arriver là. »
Octave Parrango travaille comme créatif de réclames dans un grand groupe de communication parisien. Ivre du pouvoir que lui confère son métier sur les masses, sa vie rendue plus que confortable par le salaire mirobolant d’un travail somme toute bien tranquille, Octave s’ennuie pourtant. Pire, il est aigri, désabusé, cynique. Alors qu’il a tout ce dont un homme peut rêver, sa créativité ne peut s’exprimer face aux exigences d’une clientèle convaincue de l’ignorance crasse des consommateurs. Alors qu’il tente de relever le niveau tant moral que culturel des publicités qu’il produit, les directeurs de communication des grands groupes pour lesquels il travaille lui demandent toujours des spots édulcorés, des slogans niais, des packagings tapageurs. Alors qu’il possède un immense talent, celui-ci est sans cesse brimé…
Alors Octave balance. Parce qu’il n’est jamais que Beigbeder lui-même, qui a exercé ce métier pendant assez longtemps pour savoir tout ce qu’il a de racoleur, de pourri, de totalitaire. Parce que la « comm’ » n’est jamais que manipulation, dans le plus pur style « j’achète, donc je suis ». Parce que la créativité de la pub ne sert en fait que les intérêts des grandes marques, à travers des matraquages médiatiques destinés à faire croire au consommateur qu’il lui faut à tout prix ces choses pourtant inutiles mais dont le but réel consiste à mieux remplir les poches des industries. Parce que la clientèle n’est plus qu’une vache à lait dont le bien-être importe moins que son pouvoir d’achat en fin de compte – comme quoi, même dix ans après, l’ouvrage n’a rien perdu de son actualité : après tout, ce sont bien des spécialistes de la pub qui ont élaboré les slogans de campagne de l’ex-candidat Sarko, non ?
Octave balance, donc, dans la lignée d’un Fight Club, à travers la critique acerbe d’un système amoral et cynique, d’un monde où l’argent-roi coule à flots des poches des plus pauvres aux portefeuilles des plus riches ; et à la différence de tous ces marchés spéculateurs et autres hedge funds qui ne sont qu’une autre facette de la même machine, ce dépeçage permanent se fait avec l’assentiment même de la proie. Car ici, la vache à lait se traie elle-même pour aller porter le contenu du seau à la cuve, sans aucun effort de la part de celui qui l’exploite. Ici, la victime est complice, ultime aberration d’un système qu’on accepte pourtant tous à chaque fois qu’on allume la télé, qu’on ouvre un journal ou qu’on surfe sur internet. Ou quand on jette un simple coup d’œil par la fenêtre. Tous les jours.
Octave balance car il n’a rien de mieux à faire. Et le pire, c’est que ça ne le soulage même pas. Peut-être parce que ressasser tout ce dont il veut s’échapper n’est pas le meilleur moyen d’en sortir. Alors il perd pied, forcément. Mais si le spectacle de cette spirale descendante devient un pur cauchemar, c’est moins pour ce qui lui arrive que parce qu’on tombe avec lui dans un océan de slogans où on se noie nous aussi. Ce qui ne nous change pas beaucoup. L’horreur de ce livre est celle d’un quotidien dont on nous montre les réelles coulisses, à la suite d’un guide qui en connaît à la perfection les moindres recoins. Surtout les plus obscurs.
Octave balance, et le portrait qu’il tire est le parfait instantané d’un présent à bout de souffle – ce n’est pas la récente actualité financière qui me contredira. Un tableau peint à travers cette « comm’ » qui n’est jamais qu’un panorama du ici et du maintenant : dis-moi ce que tu achètes et je te dirai qui tu es… Une image qui a tout d’un « Meilleur des Mondes » mais aussi, peut-être, d’un futur classique : sur ça au moins le marketing n’a aucune emprise. En tous cas, pas encore.
Octave balance, donc, et j’aime beaucoup ça. Car pour travailler depuis longtemps dans un secteur comparable au sien, ou du moins assez proche, j’ai trouvé dans son livre les accents d’une vérité que je ne connaissais déjà que trop bien…
Notes :
C’est grâce à ce troisième roman, devenu best seller, que son auteur se fit connaître du grand public.
Ce livre a été adapté au cinéma, sous le même titre, par Jan Kounen en 2007.
Après le passage à l’euro, l’ouvrage a été rebaptisé 14,99 euros.
99 francs, Frédéric Beigbeder, 2000
Gallimard, collection Folio, juin 2004
298 pages, env. 7 €, ISBN : 978-2-070-31573-4
- d’autres avis : Buzz… littéraire, Agora Vox
- sur la blogosphère : Marketing Ting, Page blanche & Écran noir
- des extraits : May, Acrimed, Fulham, Babelio, Evene