Au moment où j'écris ce texte, je viens de rentrer du stade Michel Hidalgo de Saint-Gratien, où l'équipementier Puma avait réuni trois de ses ambassadeurs, le Cameroun, la Côte d'Ivoire et le Ghana, pour une fête africaine. Ce fut en effet très "africain" : petit retard de 50 minutes, rythmes inconnus au bataillon mais censés sonner "africains" et choisis par le DJ aux dreadlocks blondes simplement parce que "c'est cadencé"... Et les pauvres joueurs affublés de ces équipements couleur de boue qui vous donnent envie de leur demander d'aller se nettoyer…
Mais j'ai surtout vu un exploit : Samuel Eto'o et Roger Milla ont réussi à s'éviter cordialement, dans un espace de 20 m² à peine qui de plus était plein de monde ! Et pour cause, nos deux bonshommes ont ranimé ces jours-ci les braises d'un conflit qui traîne depuis 2005. Les origines profondes de cette macabre bisbille sont à chercher du côté d'une rivalité sur laquelle je reviendrai plus loin. D'abord, les faits :
Dans ce mauvais remake de "Règlement de comptes à OK Corral", c'est "Roger's" qui dégaine le premier en déclarant le 27 mai dernier aux journalistes du Parisien : "Samuel Eto'o ? Pour l'instant, il a apporté beaucoup à Barcelone et à l'Inter Milan, mais jamais rien à l'équipe du Cameroun. Il n'a pas encore répondu aux attentes. C'est aussi une question de discipline : il a un peu malmené les autres joueurs, on n'avait jamais vu ça en équipe nationale ! Le Cameroun attend qu'il réagisse". Ca vous a de faux airs de critique un peu vive adressée par un aîné à son "petit" pour le galvaniser à l'approche d'une échéance cruciale. Mais c'est surtout un vilain tacle contre le capitaine des Lions Indomptables, au moment où celui-ci descend à peine du nuage sur lequel il flottait depuis sa victoire historique en finale de la Champions League le 22 mai dernier.
La retenue n'étant pas la qualité première de Samuel Eto'o, l'Homme de Milan n'a pas tardé à répondre à son aîné, en lui recommandant, dans un langage de haut niveau, de "fermer sa gueule". Et la presse, qui n'est jamais à court d'imagination pour ajouter du combustible à des brasiers de ce genre, de rajouter ici et là quelques allusions piquantes agrémentées de titres belliqueux : "Milla allume Eto'o" ici, "Eto'o se paye Milla" là-bas, "Milla, Eto'o : le clash" ailleurs. Chez les fans et dans la webosphère camerounaise, les couteaux sont dégainés et la bataille virtuelle est partie comme un feu de brousse. Les anti-Milla et les anti-Eto'o s'envoient des noms d'oiseaux à la figure, tandis que les pro-Milla et les pro-Eto'o se crêpent violemment le chignon.
Chez celui qui n'est anti rien ni pro personne, tout cela ne provoque qu'une grande lassitude amusée. Car au fond, ce conflit est normal, il entre dans l'ordre naturel des choses. Roger Milla est le porte étendard de la génération de 1990, celle qui écrivit la plus belle page africaine en Coupe du Monde. N'importe quel psychologue vous dira que cette génération redoute inconsciemment qu'un autre groupe fasse mieux. Les sorties de Roger's, qui ne surviennent qu'à la veille des compétitions capitales, sont ainsi maquillées d'un vernis de bons sentiments. Si vous l'interrogez, il vous dira qu'il ne pense qu'au bien du Cameroun, à l'héritage que ses coéquipiers et lui ont laissé, etc. Il faut lui accorder cette présomption de bonne foi.
Mais que personne ne soit dupe. Ce qui est vrai, c'est que la génération "90" tremble à l'idée que celle de 2010 pourrait faire mieux, aussi vrai que beaucoup de Camerounais, tout en applaudissant Diouf et ses potes en 2002, priaient pour que le Sénégal s'arrête en quart de finale de la Coupe du Monde. On veut bien qu'ils réussissent, mais quelque chose en nous souhaite ardemment qu'ils ne fassent pas mieux que nous.
A contrario, Samuel Eto'o, dont Roger Milla est l'idole de jeunesse, veut justement réussir en tous points mieux que son modèle. C'est dans l'ordre normal des choses. Il y a donc chez l'Homme de Milan une sorte de complexe qui a beaucoup à voir avec l'Œdipe : le destin de l'héritier, c'est de surpasser le legs reçu, et pour cela il faut tuer symboliquement le "père". Il n'est pas étonnant que le capitaine des Lions exige "du respect" de la part de son idole. Si Milla reconnaissait volontiers la valeur d'Eto'o, le conflit n'aurait pas lieu, le "père" s'effaçant volontairement pour que "le fils" monte plus haut que lui. Mais il est aussi dans l'ordre normal des choses que "le père" résiste et cherche à survivre. En vérité, une demi-finale des Lions Indomptables en Coupe du Monde placerait automatiquement Samuel Eto'o Fils au-dessus de Roger Milla au panthéon des héros du football camerounais, car l'homme de New Bell possède par ailleurs un palmarès fabuleux.
D'où la stratégie inconsciemment adoptée par le héros d'Italie 90, qui décide en toute mauvaise foi de passer sous silence les contributions décisives de Samuel Eto'o aux victoires de l'équipe nationale en 2000, 2002 et 2003, de la CAN nigériane à la Coupe des Confédérations de triste mémoire, en passant par Bamako et Sydney. En remettant le compteur d'Eto'o à zéro, le Vieux Lion efface en réalité l'une des périodes les plus fastes de l'histoire des Lions Indomptables, afin qu'il n'en reste qu'une seule : celle de 1982 à 1990, période de son règne à lui.
De son côté, Samuel Eto'o part à l'offensive et en rajoute délibérément, faisant fi du respect qu'en Afrique l'on doit aux aînés. Il y a dans cette réaction une grosse frustration. Car s'il y a bien une personne dont Samuel Eto'o attendait des félicitations après son troisième sacre à Bernabeu, c'est Roger Milla. Un mot de congratulation de la part du Vieux Lion aurait représenté pour "Fils" beaucoup plus que le meilleur discours de n'importe qui d'autre. Ce mot n'est jamais venu, seuls de lourd reproches sont arrivés, au moment où l'équipe entière avait surtout besoin de sérénité. Et voilà qu'Eto'o en remet une couche, et qu'il parle de déclarer forfait pour la Coupe du Monde, rien que ça !
Je ne crois pas qu'il mette sa menace à exécution, mais je pense qu'il faut prendre au sérieux l'arrière-plan de tout cela, et mettre en œuvre un processus de réconciliation entre les deux hommes. A Roger Milla de comprendre qu'il est dans l'ordre normal des choses que chaque génération tente de faire mieux que ses prédécesseurs. Pour les Lions Indomptables actuels, cela consistera à atteindre au minimum les demi-finales de la Coupe du Monde 2010.
A Samuel Eto'o de comprendre que ce serait la meilleure des réponses aux reproches qui lui sont faits.