33.
Si le (disciple) dit: "Bienheureux ! Quand ce corps brûle ou bien est brisé, c'est là une perception directe (et non une illusion) ! De même, la souffrance causée par faim, etc. est pour moi une perception directe. Or, ce Soi suprême est révélé dans toutes les Révélations et les Traditions comme "ce Soi non affecté par le péché, radieux, sans mort, sans peine, sans faim ni soif, dépourvu de toute saveur, de toute odeur"... Comment admettre que moi, être errant dans le cycle des renaissances, je pourrais être le Soi suprême, alors que j'ai les qualités opposées, doué que je suis des multiples attributs de la transmigration ? Et comment le Soi suprême pourrait-il être un être errant dans le cycle des renaissances ? Autant admettre que le feu peut être froid ! De plus, je suis un être transmigrant qualifié pour mettre en pratique les moyens qui permettent d'atteindre le Souverain Bien qui enveloppe tout ce qui est désirable[1]. Dès lors, pourquoi renoncerais-je entièrement à ces pratiques rituelles qui permettent de progresser vers le Souverain bien, ainsi qu'à la cérémonie de l'investiture du cordon sacré, etc., qui sont les moyens de mettre en pratique cette progression ?
34.
Le (maître) doit lui répondre : "Ce que tu as dit - à savoir, que c'est ton expérience directe que le corps est brûlé ou brisé - cela n'est pas vrai. Pourquoi ? Quand le corps semble brûlé ou brisé, c'est comme quand un arbre (est brûlé ou brisé). Parce que la brûlure ou la coupure est perçue dans le corps, l'objet de l'expérience de celui qui fait cette expérience est comme un arbre (qui est en train d'être brûlé ou coupé) : il se rapporte au même objet que la brûlure (ou la coupure). En effet, les gens situent la sensation de la brûlure (ou de la coupure) là même ou la brûlure ou la coupure ont lieu. (Cette) sensation, on ne la situe pas dans celui qui fait cette expérience. Comment cela ? Si on demande à quelqu'un "où est ta sensation ?", il va répondre, "cette sensation (de brûlure) est dans ma tête", "dans ma poitrine", ou "dans mon ventre". Autrement dit, il désigne exactement l'endroit où le phénomène de la brûlure a lieu, et non pas celui qui expérimente (cette brûlure). Si la sensation de brûlure était dans celui qui fait l'expérience, on désignerait (celui qui fait cette expérience) comme celui qui a cette sensation, tout comme on désigne l'objet qui est brûlé (à savoir l'arbre).[2]
35.
De plus, (si la sensation de brûlure était) en soi-même, on ne pourrait en faire l'expérience, de même que l'œil ne peut voir sa propre couleur. Par conséquent, la sensation n'est qu'un objet parce qu'elle est objet d'expérience, comme (l'arbre) qui brûle, car cette sensation est située au même endroit que la brûlure ou la coupure.[3]Comme elle est un phénomène donné dans l'expérience, elle a (nécessairement) un support (aussi objectif qu'elle), comme la poêle dans laquelle le riz est cuit. L'impression laissée par cette (sensation de brûlure) a exactement le même support (objectif) que cette sensation (, à savoir le corps). En outre, comme elle n'est expérimentée que dans le temps où la remémoration (est possible, à savoir les états de veille et de rêve), il s'ensuit qu'elle a le (même) support que la sensation. De même, l'aversion à l'endroit des objets causant cette (sensation de brûlure) a le même support (objectif) que cette impression elle-même.Voilà pourquoi (Śaṃkara) a dit[4] : "L'attraction et l'aversion, ainsi que la peur
Ont le même support objectif que les impressions matérielles (sur lesquelles elles portent).
On constate que tout cela est de la nature de l'intellect[5].
Par conséquent, le sujet connaissant est à jamais pur, sans peur".
Shamkara (c. 800), Méthode pour éveiller un disciple
[1] Litt. "les progrès" (abhyudaya).
[2] Le maître s'appuie sur un fait d'expérience courante : quand on me demande où est la blessure qui me fait souffrir, par exemple un coupure au doigt, je désigne spontanément ce doigt, et non pas moi. ALors pourquoi dire "J'ai mal" ? Il y a là comme une faille dans le jeu de l'illusion, anomalie révélatrice de la vérité finale : ce n'est pas moi qui suis coupé lorsque mon doigt est coupé, parce que, au fond, je sais bien que je ne suis par le corps ni les sensations corporelles. Il n'y a pas de différence réelle entre voir mon doigt coupé et voir une branche coupée. L'un ne me concerne pas plus que l'autre.
[3] La douleur est un objet, de même que ses causes. Si j'ai mal au pied, le pied est un objet. Mais la douleur est aussi un objet, car elle est située dans l'objet qu'est le pied. Elle est aussi différente de moi que ce pied ou cette chaise. La douleur est une chose parmi les choses.
[4] Ainsi, Śaṃkara se citerait lui même (Mille Enseignements, prose, XV, 13). Ce qui fait dire à certains que ce texte ne serait pas de lui.
[5] Or l'intellect (dhī) est de nature matérielle (rūpa). Il est de la même étoffe que n'importe quel objet. Il est un objet, et ses modifications (l'aversion pour la sensation de brûlure, par exemple) sont aussi des objets. Autrement dit, toutes nos impressions, mêmes les plus "intimes", sont des objets. Rien de ce qui peut-être perçu n'est "soi-même". S'identifier à la souffrance, aux sensations, etc. n'est donc qu'une confusion entre le sujet et les objets.