Si le chemin de l’enfer est pavé de bonnes volontés, celui de 2012 l’est de sondages. Le phénomène n’est pas nouveau. Mais il prend une ampleur frénétique, sous l’effet conjoint du caractère particulièrement clivant de l’élection (pour ou contre le sarkozysme ?), de la grande incertitude sur la liste des candidats, et enfin de l’Internet en temps réel et des réseaux sociaux, qui hystérisent l’opinion et font de chaque information un détonateur à polémiques en ligne.
Nous voilà donc abreuvés, hebdomadairement, d’enquêtes de popularité en tous genres, censées prendre au plus près le pouls des futurs électeurs. Si on ne retient du brouhaha ambiant que des classements de présidentiables aux allures de montagnes russes, un examen plus fin révèle des déclinaisons infinies, d’un journal à un autre, d’un institut de sondages à un autre, sur l’intitulé exact de la question posée ; « meilleur opposant », « meilleur candidat en 2012 », « personnalité politique préférée », « candidat le plus susceptible de gagner », « candidat que vous aimeriez voir gagnez », sans oublier les comptages plus farfelus type buzzomètre ou nombre de fans sur Facebook et Twitter … Autant de nuances de formulation qui ont probablement leur impact sur les sondés, à observer comment une « personnalité politique » très appréciée peut faire un « candidat » médiocre dans le sondage suivant, ou comment deux dirigeantes politiques de gauche peuvent voir leur classement inversé selon que l’on interroge leur chance de gagner, ou le souhait de les voir gagner. C’est tout bénéfice pour les pourvoyeurs d’études et les médias qui les financent : on crée, à peu ( ?) de frais, des rebondissements épiques à n’en plus finir, donc du buzz, donc de la vente de papier.
Cette sondomanie s’explique ainsi, au moins en partie, par les usages de la presse. Les sondages présentent le double avantage, pour les journalistes politiques, de supposément révéler l’opinion profonde de la population, et de permettre du commentaire « en fauteuil », bien plus simple à réaliser que de vraies enquêtes de terrain qui iraient ausculter les attentes des sympathisants de tel ou tel parti, ou examiner sérieusement les idées des candidats. Commentaires qui se limitent souvent à des analyses parfaitement tautologiques, du type « Martine Aubry progresse chez les sympathisants de gauche car elle incarne la gauche », ou encore « DSK s’est droitisé, il monte chez les sympathisants de droite ». Si ce type d’information a son utilité à l’approche du moment décisif, elle n’a en soi quasiment aucune valeur à deux ans du scrutin, alors que l’on ne connaît même pas la liste définitive des candidatures réelles, et qu’aucun concurrent n’a encore dévoilé son programme ou abattu ses cartes stratégiques.
Le plus étrange est que cette boulimie de sondages culmine alors qu’ils n’ont jamais été autant contestés. Accusés en 2002 de ne pas avoir vu monter le FN, suspectés, lors de la dernière présidentielle, d’être manipulés (avec l’émergence d’Opinion Way), ils sont actuellement tour à tour utilisés et dénigrés par les soutiens des candidats, selon que leur champion y est bien servi ou non. Alors que le PS avait été fortement clivé, en 2006, sur l’importance à leur accorder – les adversaires de Ségolène Royal, qui était alors la championne des enquêtes, criaient à l’avilissement de la démocratie en une démocratie d’opinion, concours de beauté ou de mensurations – ils sont aujourd’hui bien entrés dans les mœurs, grâce à l’annonce de primaires qui devraient favoriser un choix de candidat conforme à l’opinion majoritaire dans le pays. Ils participent insidieusement, en conséquence, à la personnalisation du débat à gauche, dont ils sont à la fois le symptôme et le moteur. Personnalisation stérile, qui ne nous apprend d’ailleurs que peu de choses sur les personnalités testées, dont la communication est trop souvent reprise comme parole d’évangile. Plutôt que guetter la popularité de DSK, ou disserter sans fin sur des « révélations » sur son plan pour conquérir le monde, on aimerait trouver une analyse objective sur la réalité – ou non – de sa réforme du FMI. De même qu’on serait preneur d’enquêtes sérieuses sur la « rénovation » du PS, sur les réalisations de Manuel Valls à Evry, ou celles de Ségolène Royal en Poitou-Charentes. Autant de sujets qui seraient autrement plus informatifs et édifiants, même pour éclairer LA question qui obsède, celle du locataire de l’Elysée dans deux ans.
Fondamentalement, la litanie de sondages, et leur reprise, ne prouve pas autre chose que la paresse intellectuelle de journalistes, militants et analystes politiques en tous genres, obnubilés par la course à l’échalote présidentielle au point de se transformer en commentateurs hippiques. Et au risque de perdre de vue les dynamiques politiques réelles du pays, dont les cotes de popularité ne sont que la traduction superficielle et éphémère.
Romain Pigenel