Tenu de garder la chambre quelques jours, j’ai pensé que les programmes télévisuels de l’après midi pourraient me changer les idées. Le hasard de la télécommande me propose (ne me demandez ni son titre ni la chaîne) une de ces émissions quotidiennes d’art de vivre (mode, beauté, loisir…) ou entre deux recettes de cuisine, des chroniqueurs décérébrés font des exposés artificiels sur la dernière crème de jour, sur des livres en papier, ou sur le régime anti-cancer du moment.
Ce jour-là, je prends au vol une conversation (le mot est très mal choisi) sur l’engouement actuel pour les carnets de voyage, et sur la facilité avec laquelle chacun peut en réaliser. On y donnait donc des recettes pour faire des très jolis carnets, en se référant de temps en temps à Delacroix ou Titouan Lamazou… Rien que ça. On y comprenait très vite (à condition d’avoir oublié son cerveau quelque part) que réaliser ce genre de carnet était somme toute à la portée de tous et qu’il suffisait seulement d’un peu de matériel pour y parvenir : des petits pinceaux, une petite boîte d’aquarelle (”c’est très facile l’aquarelle, c’est ce qu’il y a de plus facile pour faire des carnets”), un peu d’eau, et en route.
S’ensuivait un reportage dans un atelier qui proposait des stages où l’on apprend les rudiments du carnet (il existe une expression d'initiés : “faire du carnet”). Il y aurait donc une technique propre au carnet de voyage, un savoir-faire du carnet. Le but est évidemment que cela fasse carnet plutôt que cela soit un authentique recueil d’impressions personnelles. Il est de bon ton, pour cela, d’y réaliser des dessins aquarellés accompagnés de quelques écritures griffonnées au crayon, censées évoquer un site, un souvenir, ou une anecdote. Et l’on entend de la part des intervenants des belles phrases comme : “l’aquarelle, c’est beaucoup plus simple que ça n’y paraît, c’est plus facile qu’on ne croit, voilà !” (voilà est un mot qui revient en force dans le discours des gens qui manquent de vocabulaire, ou qui ont du mal à aller jusqu’au bout de leur pensée, il bouche les trous, il termine les phrases que l’on ne sait pas conclure, il fait même ponctuation) ou encore : “le dessin, c’est comme le vélo, on n’a pas un talent au départ, voilà, quoi”, et celle–ci : “en aquarelle, voilà, on peut mélanger à l’infini les couleurs, c’est extraordinaire”. Et comme pour racheter la vacuité de ses collègues, un animateur avance : “mais il faut peut-être quand même prendre quelques p’tits cours”…
Une autre suggère que l’on peut incorporer à son carnet tout ce qu’on veut, tickets de métro ou de musées, photos, herbes ou fleurs séchées, etc., on peut même écrire ses impressions, paraît-il !
Il suffit juste de savoir ce que l’on peut. L’école a appris à écrire ou à coller à chacun d’entre nous, mais pas nécessairement à dessiner ou à utiliser l’aquarelle. Un carnet est un lieu d’expression intime, qui nécessite de posséder profondément les moyens de cette expression, afin de prolonger naturellement et immédiatement sa pensée ou son observation.
Mais les responsables, en amont, de ces inepties ou idées reçues sur les carnets de voyage, ne seraient-ils pas certains auteurs de ces fameux carnets d’aujourd’hui ? Ceux qui, sans vergogne, ont copié les uns sur les autres, à tel point qu’il est difficile (impossible) d’y reconnaître leur personnalité propre, qu’ils soient de Loire, de Normandie, de Bretagne ou de Provence. Nous en sommes arrivés à des carnets identiques, formatés, innombrables, couverts des mêmes dessins remplis de la même lavasse colorée, le tout agrémenté d’un texte artificiel qui fait semblant d’impression prise au vol. Sans compter que bon nombre de ces dessins, loin de la main levée, ont été faits à la maison, d’après des photos prises sur place, parfois reproduites par procédé de rétroprojection. Certains angles de perspective ne trompent pas. Ce qui laisse croire à quelques naïfs que tout cela est bien facile.
Enfin, le tout est encouragé par les journaux dits techniques, qui titrent allègrement “l’art du carnet de voyage à la portée de tous”, ou “devenez carnettiste sans peine”. Oui, il s’agit bien d’une nouvelle catégorie d’artistes, un nouveau tiroir étiqueté (voir article) dans lequel on peut fourrer n’importe quel colleur de ticket de musée qui trempe son pinceau dans l’aquarelle.
Voilà quoi.