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La loi du voisin

Par Montaigne0860

L’orage a laissé des langues de brume ; poumons ouverts, j’aspire l’air souple sur le pas de ma porte qui, sans doute à cause du blindage, semble craquer dans mon dos. Les nuées basses s’attardent sur le clocher masquant presque le coq d’acier et pris par l’envie de le voir sortir tout entier, je me retrouve dans la rue déserte ; même les chats et les oiseaux ont délaissé leurs querelles pour goûter à l’abri des lauriers le calme humide de la tombée du jour. Un gravier grince derrière moi, le crissement vient de loin mais les pas traînants se rapprochent sans précaution et je les reconnais, cet abruti de Baptiste, je vais être obligé de lui dire bonsoir. Non, on ne se parle pas, si, peut-être un bonsoir parce qu’on est seuls, on n’est pas des sauvages… enfin, c’est à voir. Je fais semblant d’ignorer sa présence, je m’éloigne lentement de mon pavillon, je pense à la porte ouverte et je songe que sauf Baptiste, il n’y a personne, non, aucun risque, oui, c’est embêtant quand même, à quoi bon une porte blindée si c’est pour la laisser ouverte etc. Et voilà l’abruti qui me salue dans mon dos, je me retourne, feins l’étonnement, on ne se serre pas la main, lui enchaîne aussitôt, que ça soulage après l’orage, que la foudre a frappé la Duchesse sur les hauteurs, que c’est bien fait pour eux, qu’ils n’ont qu’à payer leurs impôts, que c’est une punition du ciel, que c’est tant mieux, que s’il était le fisc il y a longtemps que… son visage est de pierre, regards fixes de malade. Je demande, voix forcée : Ça ne va pas ? – Ah, si, très bien. J’explique que je ne le savais pas si légaliste… pour tout dire je n’avais jamais entendu le son de sa voix ou à peine et il repart de plus belle, fustigeant l’inertie des pouvoirs publics, la misère du système d’adduction d’eau. Je décroche de ses propos, fixant ses lèvres parlantes qui bougent à peine, et sa calvitie bien avancée, le front dégagé mais curieusement abaissé sur ses yeux noirs, si noirs qu’un frisson me saisit et j’entends sa péroraison répétée deux fois : – Et pourtant je paye mes impôts !
J’étais sorti pour me détendre, les textes du jour m’avaient emporté dans un vaste silence tendu aggravé par l’orage en fusion, le travail avait été lent, frustrant, je n’aspirais à rien d’autre qu’à la fraîcheur et je tombe sur ce granit, cette statue, cet à peine vivant qui clame dans la rue vide : Vous vous rendez compte, voisin, nous sommes les seuls dans le village à payer des impôts. – Comment le savez-vous ? – J’ai mes sources, dit-il en posant l’index sur sa bouche, j’ai mes sources. Pour le plaisir de le bousculer un peu, je lui avoue en souriant que j’ai été victime d’un redressement fiscal. Il me confie dans un souffle que cela n’arrive jamais par hasard, que forcément j’ai été dénoncé. – Pas par vous, quand même, dis-je en forme de boutade. Il ne répond rien, ne rit pas, n’esquisse aucun sourire, tête butée, braquée, féroce. Le doute me prend, je demande en lui effleurant presque la chemise quadrillée comme une prison : – Vous avez déjà dénoncé quelqu’un ? Ses traits ne bougent pas d’un pouce lorsqu’il lance : – Oui, bien sûr, le travail au noir du samedi. Je sors avec mes jumelles, je regarde ce qui se passe et j’appelle les autorités dès que j’ai un soupçon. – Ils doivent vous bénir ! – Qui ? – Les gens que vous dénoncez ! – La loi, cher ami, la loi et elle seule… sinon où va-t-on, je vous le demande, où va-t-on ? Lèvres serrées, il me fixe sans broncher.
La tempête se lève : mon voisin, je le croise tous les jours, mon voisin m’a dénoncé aux impôts, mon voisin est un corbeau à l’affût de l’illégal, les yeux morts de mon voisin, le visage mort de mon voisin, et ma peur soudain, non, la terreur face à ce dingue, une affreuse terreur, les bras me tremblent. Au fait, qu’est-ce qui m’en empêche ? Personne dans la rue. Ah oui, sur mon dos la veste avec laquelle hier j’ai taillé les rosiers, et les gants à gauche, dans la poche, et le sécateur à droite. Nous avons avancé et maintenant je le soutiens un peu sous les bras, il est lourd le bougre, le puits près de l’église, oui, bien sûr. Je laverai le sécateur, les gants, la veste. Demain, ou même ce soir.

- Tu t’es bien baladé ?
- Oui, chérie, j’adore ce calme après l’orage. C’est tellement rafraîchissant.


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