Alphonse est le fils que maman a eu du mal à caser, que dis-je, c'est celui que maman n'a pas pu caser.
Il est pourtant l'aîné, j'irai même jusqu'à dire qu'il est le plus beau, le plus gentil, le plus tendre envers ses cadets et tout le reste de la famille. Bien que très enjoué, il n'en demeure pas moins qu'il est un coureur de jupons impénitent. À le voir, on pourrait penser que sa grandeur de cœur contraste avec une vie rangée. Il adore les virées nocturnes, surtout adore les bonnes choses de la vie: endroits chics, vins mousseux, voitures de luxe, haute technologie, et... belles femmes. Du haut de ses 37 ans, il est célibataire, opérateur économique redoutable en affaires, ne manque jamais de signifier à qui veut l'entendre, qu'il n'est pas prêt à s'encombrer d'une femme et d'enfants; pas la peine de venir lui remplir les oreilles avec de belles théories sur les avantages de la construction d'une vie de couple, gage d'une vie harmonieuse, répondant aux préceptes et prescriptions d'une société fiable, les théories d'un couple qui s'aime et se supporte, se porte mutuellement secours, bâtissant son nid d'amour, se réjouissant de voir sa progéniture grandir, avoir une raison de vivre, et bla bla bla...
En en ce samedi, la communauté d'Ekelgala a eu son lot d'émotions. En effet elle donnait en mariage l'une de ses filles, notre cousine Albertine. La cérémonie de la dot, comme chez la plupart des bantous a duré toute la journée. Après la dernière phase qui consiste en la bénédiction du couple la nuit tombée, et le départ des désormais mariés ainsi que leur immense cortège, nous avons Alphonse, Yann et moi pris la route de la ville, et avons voyagé dans l'auto flambant neuf d'Alphonse...
Lorsque Alphonse est venu annoncer qu'il avait trouvé la femme qui allait désormais porter son nom, cela a soulevé des interrogations au sein de toute la famille. Qui était donc celle qui avait réussi un tel exploit? Que lui avait-elle fait? Était-il possible qu'elle puisse nous filer son secret? Papa s'est contenté de sourire pendant que maman comme à l'accoutumée, bien que ravie, restait sceptique. On n'avait pas vu Alphonse avec une fille particulière ces derniers temps...
la cérémonie de présentation de notre future belle-sœur était programmée pour le samedi suivant. Toute la famille se devait d'être présente à la concession familiale. L'attente n'a pas été longue. Alphonse est venu, avec sa dulcinée, de taille moyenne, un corps en chair, un peu effrayée, un joli visage et un sourire franc. Elle semblait mal à l'aise et recroquevillée sur elle même. Pendant le repas, j'avais passé le temps à fouiller dans mes souvenirs pour savoir où j'avais déjà rencontré cette fille. Je sentais le regard d'Alphonse constamment posé sur moi. Lorsqu'enfin l'image s'imposa à mon esprit, je levai brusquement les yeux et fixait Yann. Il avait compris, nos yeux convergèrent vers Alphonse qui, de par son regard suppliait notre indulgence.
Andréa avait des parents encore vivants, une fratrie de douze frères et sœurs, un village; pourtant elle avait toujours vécu comme une orpheline, très tôt livrée à elle-même. Dès son sevrage, elle est passée de mains de tante en tante (celles-ci n'ayant point enfanté). Elle ne voyait son village que le temps d'un trimestre de vacances, quand cela était possible. Elle ne passait avec ses frères et sœurs, que des brides de moments, pas totalement intégrée dans leur univers de vie, ne connaissant que de façon épistolaire leurs habitudes. Lorsqu'elle obtint son diplôme du primaire, sa maman pour une fois voulu prendre en main son éducation. Son comportement posé, son calme, sa douceur et sa force de caractère la prédestinaient à rentrer dans les ordres. Elle irait donc rejoindre le collège des missionnaires. Trois mois! Juste trois mois avaient suffit pour réduire à néant tous les espoirs, tous les investissements. La sœur supérieure avait convoqué la maternelle d'Andréa: Elle lui avait appris que sa fille attendait un enfant.
À observer Andréa de près, on devinait aisément qu'elle ne savait pas ce qui lui arrivait: elle vivait dans un mutisme total, dans un isolement à faire peur, était-elle au moins consciente des changements qui s'opéraient dans son corps? Elle portait un enfant! On recommanda la compréhension et la patiente à Maman Okala. Après plusieurs séances de questions pertinentes, Andréa avait avoué à sa mere, que sur le chemin, en partance pour rejoindre la ville située à 18 km de son village, parcours qu'elle effectuait à pied, le conducteur d'un gros porteur avait abusé d'elle.
La grossesse, en conformité avec les préceptes religieux sera gardée et conduite à son terme. Elle accouchera d'une fille. Selon la théorie «qui fait un enfant se sent capable d'en prendre soin», ses parents lui avaient retiré tout soutien financier. Elle avait pris soin de son enfant autant qu'elle le pouvait. L'enfant sevré, elle le confierait à sa maman et irait vivre avec sa sœur dans la capitale.
La vie ne lui fit surtout pas de cadeau. Elle tomba enceinte une deuxième fois et ce fut le relâchement de toute aide. Avec deux enfants, sans formation aucune, pas d'attaches, pas d'aides, violée par un premier homme, désabusée par un deuxième, Andréa compris que l'instruction demeurait sa seule voie de sortie. Pour avoir un revenus, elle se lança dans le commerce des vivres, mais les impôts furent trop lourds à supporter et le travail trop épuisant, lui laissant peu de moyens, peu de forces et encore moins de temps pour les études. Laissant tout tomber, elle se retrouva à jouer les ''belles de nuit''. Cette profession lui permis d'envoyer régulièrement de l'argent pour ses enfants, de s'entretenir, de faire des études et de vivre confortablement.
Lorsqu'adossée à son poteau habituel, elle vit cette voiture de luxe s'arrêter à son niveau, elle serra comme d'habitude les doigts et fit une prière muette, nul ne sait ce que ces grosses cylindrées traînent avec elles. Par ailleurs elle savait que le prix qu'elle en tirerait pourrait lui permettre de vivre dignement, le temps d'une demi-lune.
…
Lorsque revenant de la cérémonie de dot d'Albertine, Alphonse a été piqué par une de ses folies habituelles, Yann et moi n'avons point hésité. Il avait lancé: Voulez-vous voir les prostituées? Un ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! unanime a fusé.
Nous sommes passés du côté de l'hôtel de ville, de la place de l'indépendance, de l'artisanat. Et chaque fois, on se retranchait dans un habitacle sombre pendant qu'Alphonse freinait. Quand les filles accouraient, nous nous relevions. Surprises, énervées et honteuses elles repartaient en proférant des injures. Nous avions cessé notre petit jeu depuis un moment lorsqu'au détour d'une ruelle, nous la vîmes adossée contre un poteau électrique. Les cheveux en bataille, un bleu-jean serré, des créoles, un top assorti... elle s'est mise à marcher le long de la rue qui remontait. Alphonse toujours sur un ton de badin, la suivait, klaxonnant, faisant les pleins phares. Elle continuait de marcher, un peu honteuse de son métier...
Nous avons beau le taquiner sur sa promise, mon frère n'en tarit pas d'éloges. Il est devenu l'homme le plus doux du monde, il dit qu'en elle il trouve tout: elle est chaleureuse, son humeur changeante, son impulsivité, sa naïveté, son authenticité font d'elle la personne avec qui il croit ne jamais s'ennuyer.
En espérant que la malédiction qui fait des belles-sœurs des éternelles protagonistes ne s'abattent point sur nous, empoisonnant au passage nos relations, Yann et moi comme toute la famille nous nous attelons à organiser une cérémonie de mariage digne d'un conte de fée.