à Arion
Dérivé de ‘duo’, le doute exprime l’hésitation, l’indécision. Jusqu’au 16ème siècle, douter signifiait avant tout ‘craindre’, avant d’être cantonné à ‘redouter’. C’est le réflexe intellectuel frileux auquel nous assistons systématiquement de nos jours : tout changement fait ‘douter’ de l’habitude, donc automatiquement ‘craindre’ ce qui va être modifié. Il marque la défiance dans ce moyen-âge assoiffé de certitudes. La locution ‘sans doute’ est d’ailleurs restée avec le sens de ‘je choisis l’hypothèse’. Le doute est condamné par l’Eglise : il n’y a de Dieu que Dieu et Jésus annonce Son règne. Tous les non-chrétiens sont mécréants, donc exploitables (colonisables) et taillables (en pièces) à merci – et Dieu reconnaîtra les siens (1). Aucun doute, rien n’est douteux pour le Croyant, et les Disciples ont eu le doute édifiant : ils sont humains, comme vous, mais ont fait le ‘bon choix’, celui de s’abandonner entre les mains du Père. Seuls les non-convaincus sont ‘douteux’, de maintien, de mœurs et de pensées. Ont-ils donc une âme ? Le Diable ne les possède-t-il pas ? Les côtoyer est redoutable.
Et pourtant, le doute est salutaire. « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance », disait Montaigne, Essais I 27. Le doute est ‘penser sans certitude’, sens qui est resté dans ‘se douter’. Le doute salutaire permet l’étonnement philosophique, l’hypothèse scientifique, le dialogue démocratique, le risque d’entreprendre – rien que ça ! Le doute est un pari : quitter les rives de l’habitude, de l’enclos, de la certitude – pour aller prendre le risque d’explorer le monde, les autres et les pensers nouveaux. Si la ‘dubitation’ fut jadis rhétorique – il s’agissait de feindre d’hésiter pour mieux asséner son argument – être ‘dubitatif’ reste suspendre son jugement a priori pour exercer ses talents d’observation (sens), d’examen (cœur) et de critique (esprit). Si les sceptiques y arrêtent leur pensée, poussant jusqu’à la relativité générale de tout jugement, les dogmatiques en font un passage obligé : c’est rhétorique d’Eglise, tout comme de Parti, que de tenir pour faux tout ce qui se présente - avant de feindre de « remettre sur ses pieds » la réalité et de catéchiser dans le « bon sens » les fidèles. Au nom de la certitude, évidemment. Pour Descartes, que l’on cite souvent comme ayant défié la Tradition par ‘je pense’, Dieu demeure au final l’anti-doute ; pour Hegel, c’est l’Histoire qui s’accomplit et nous écrase ; pour Marx, le mouvement social qui crée l’Histoire inexorable qui nous emporte. La certitude devient ‘état de fait’ lorsqu’on est incapable de douter. Par peur de la liberté, par crainte de la responsabilité, par hantise de l’initiative. Ou par un ego hypertrophié (Sarko, Sego, Bayrou).
Or, il est raisonnable de douter quand les faits semblent faux où incertains. Et tous les faits le sont, de « que mangerai-je demain ? » à « m’aime-t-elle ? » ou « faut-il le croire ? ». Ni Dieu, ni maîtres, ni masse ne créent le certain – même si leur force vient de la puissance terrible qu’on leur attribue. Montaigne encore disait fort bien : « Il n’est rien cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, judiciaires, chiromanciens, médecins. Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses œuvres. » Essais I 32
La science elle-même n’est pas un corpus déjà écrit, une « bible » que nous aurions à charge de « découvrir » - mais une méthode. Elle est un perpétuel échange entre nos capacités de penser, l’expérience humaine accumulée et le réel donné. Rien n’est jamais tenu pour acquis, même si les instincts automatisent certains de nos comportements, si la confiance permet de se fonder, et si des postulats éprouvés (bien que non démontrés) permettent de penser et d’agir en attendant. Chaque « dogme » de la physique, de la biologie et autres est remis en cause presqu’à chaque génération. La connaissance scientifique fonctionne comme une méthode : questionnement immédiat, hypothèses, tests des hypothèses, modélisation (qui est une fiction d’imagination) et épreuve de l’expérience (qui replonge dans le réel) - avant nouvelles hypothèses, affinement du modèle ou impasse, nouvelles questions, etc. Tel Sisyphe, le scientifique roule sans fin son rocher, cent fois sur le métier il remet son ouvrage.
Le doute, pour être utile, n’est pas sans limites - il est « méthodique ». Ne nous fions ni à nos sens, ni à nos mouvements de cœur, ni à notre esprit si prompt aux ‘préjugés’ – suspendons simplement notre avis. L’instinct (aveugle) ne doute jamais, le cœur (crédule) trop souvent ; c’est à l’esprit (critique) de balancer. Crainte, désirs, espérance sont des travers trop humains. Au lieu d’y céder d’un premier mouvement, examinons la chose, l’être ou l’idée, tournons autour, usons avec elle de l’éclairage de nos sens, de notre expérience des hommes, de la logique de notre pensée. Faisons attention aux paralogismes, syllogismes ou sophismes : ils sont nombreux, ils masquent le chemin par leur facilité (2). La bêtise y tombe souvent, même chez les plus intelligents, et de bonne foi (je reparlerai de la bêtise). Il faut un minimum de confiance dans la constance du monde, mais point trop. Délicat équilibre qui établit l’humaine condition. Car nous ne sommes ni anges, ni bêtes, mais voués à l’entre-deux ; travaillant à connaître, sans être sûrs de rien.
Douter ne signifie-t-il rien d’autre que d’être vigilant ? – Sans doute. « Quand un homme doute au sujet de ses propres entreprises, il craint toujours trois choses ensemble, les autres hommes, la nécessité extérieure, et lui-même. Or c’est de lui même qu’il doit s’assurer d’abord. » Alain, Les idées et les âges, Les Passions et la Sagesse, Pléiade p.186. Le pire ennemi de l’homme reste lui-même : « Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi. » Montaigne, Essais II 17. Ôtez-moi d’un doute, lecteurs, dois-je redouter vos commentaires ?
(1) Attribué à Simon IV de Montfort, lors du massacre de la population cathare de Béziers, le 22 juillet 1208.
(2) La scie soi-disant originale du “renard-libre-dans-un-poulailler-libre” est par exemple un sophisme. Dans l’état de nature (qui est celui prêté à “la liberté” libérale vue par les antilibéraux), les poules ne PEUVENT se trouver dans un quelconque “poulailler” (qui est soit un HLM d’Etat, soit un camp de concentration exploiteur). Les poules sauvages dans la nature ne se regroupent pas mais vivent en nids soigneusement dissimulés aux “renards”. D’où leur survie jusqu’au néolithique, lorsque l’homme les domestique. La logique est faussée dans ce genre de faux argument.