Je viens de finir Circulation. Plus exactement j’en ai fait une première version. Peut-être y reviendrais-je plus tard.
Il s’agit d’un dispositif qui traduit des mots-clés trouvés dans le RSS Yahoo de circulation routière en un montage vidéo sur deux écrans: un homme et une femme discutent, leur discours est indéterminé. Ils se séparent. Ils vont se rencontrer. Le temps est au futur antérieur.
En écoutant ces flux RSS pendant 2 semaines, j’ai classé les mots par occurrences, prenant les 2000 premiers et écrivant 7000 fragments de dialogue intercompatibles (pouvant donc s’arranger avec n’importe quel autre selon une marge d’indétermination). Puis j’ai filmé ces fragments avec deux acteurs et j’ai découpé chaque élément. Il suffisait ensuite de programmer un logiciel lisant les RSS, vérifiant la présence des mots-clés et allant chercher l’une des séquences disponibles. Bien sûr, a cette traduction narratologique, j’ai associé d’autres tempos. D’une part, un rythme aléatoire faisant que les deux personnages parlent ensembles, ou encore se taisent et semblent attendre. Il y a aussi un rythme interne, certaines séquences entraînent d’autres séquences sans prise en compte des mots-clés. Le rapport de causalité entre le texte original de la circulation routière et les fragments de vidéo existe, mais il est parfois perturbé par des logiques exogènes.
7000 séquences, pourquoi une telle quantité? Le traitement de milliers de séquences prend un temps important et entraine une démesure du travail de l’artiste. Car un rapide calcul, a raison de 5 heures de travail par jour a simplement découper en morceaux des vidéos, donne comme résultat 45 jours de travail. 45 jours a simplement couper, couper, couper. On peut remarquer que si le cinéma monte, le numérique démonte, ou plus exactement fragmente afin que l’indépendance physique de chacun des médias puisse amener ensuite une variabilité de leur lecture. Le montage se faisant donc par programmation et se réalisant effectivement au moment même du visionnement: l’artiste prépare le terrain sans imposer l’effectuation unique de sa logique. Cette question de quantité des médias est fondamentale pour comprendre la qualité de la perception. En effet, il y a quelque chose de ridicule a ainsi accumuler des milliers de médias, accumulation qui sera insensible pour le public qui ne restera que quelques minutes devant ce montage en temps réel des vidéos. Personne ne pourra voir la quantité des médias parce qu’elle dépasse la capacité d’attention des spectateurs. Alors pourquoi cette démesure si elle n’est pas même perceptible?
Andy Warhol filme en plan fixe l’Empire State Building pendant des heures du coucher au lever du soleil. Personne n’a vu en entier ce film, mais le fait qu’il excède notre patience, amène ce simple plan fixe a la solidité même de l’objet qu’il filme. Le film devient aussi consistant, c’est-a-dire ici aussi résistant, que l’immeuble de New York. On peut passer devant le film comme devant le gratte-ciel. On y passe sans s’y arrêter car le temps du regard est disjoint de la présence. Il existe sans nous et cette autonomie nous est exposé par sa démesure temporelle.
Dans Circulation, il y a cette démesure: personne ne verra ce dispositif en son entier parce qu’il donne a percevoir la démesure du réseau qui loin d’être un simple objet technique est un monde. Quand je n’utilise par le marteau, il cesse d’être un marteau. Je le range, je le cache afin de le rendre disponible pour une prochaine utilisation. C’est le caractère instrumental du marteau qui détermine sa présence. Avec Internet, et l’ensemble des flux numérique, énergique et de transport, cela continue a s’écouler en mon absence. Et c’est pourquoi ces flux sont un monde.
J’imagine qu’il y a un spectateur qui manque et auquel je m’adresse. Un spectateur restant des heures, des jours, des mois devant ce flux narratif. Il verrait tout. Chaque fragment et chaque disposition possible d’un montage. Il y passerait sa vie. Par une telle dépense de sa vie, il se rendrait libre de toute instrumentalité existentielle. Il briserait les causalités auxquelles nous sommes habituellement soumis. Ce spectateur auquel je m’adresse n’existe pas. Il manque.