Judicieusement, en préface, François Maspéro compare Bosnie Élégie aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, quand la religion met les hommes en
dispute et guerre et souffrance, et fait aller en réaction le poète par des
vers qui sentent « La poudre, la mesche et le souffre » et « Qui
font de ma raison une guerre civile », écrit d’Aubigné dans son Hécatombe à Diane. Adrian Oktenberg est
nord-américaine et installée dans le Massachussetts et sans origine yougoslave
(ou serbe, ou bosniaque, ou slovène, ou croate, ou macédonienne, ou
monténégrine), cependant blessée dans sa chair-raison quand survint la guerre
en Yougoslavie,
« En 1991, quand la Yougoslavie
s’est effondrée et a cessé d’exister »,
quand les massacres furent diffusés dans le monde entier et devinrent quasi de
véritables spectacles médiatiques,
« Les Bosniaques violés, mutilés,
morts une rapide volée de gouttes d’eau
jetée contre l’écran en annonce de l’orage » ;
mais, à la différence du poète protestant, ses poèmes ne sentent pas
l’irascible emportement, les poèmes, criblés de blancs, tombent sur la page
ainsi que des petites pluies de poudre et de soufre, ainsi que des larmes de
douleur, leur donnant cette tonalité (apparemment) paradoxale d’élégie ;
paradoxale, ou scandaleuse, car la contradiction Bosnie (massacre et génocide
de Srebrenica)/élégie (plainte mélodieuse et nostalgique) ne peut laisser le
lecteur de marbre froid et doit l’amener à considérer ici peut-être et entre
autres aussi un renouvellement du genre élégiaque, en élégie de toile défaite,
assavoir quand la poète exprime sa plainte devant le fait guerrier ; la
page et ses trous esquissent un champ de bataille qui meurtrit le regard. Aux
frontières du reportage et se déplaçant d’une conscience à une autre pour
rapporter les discours intérieurs aussi bien d’un bourreau que d’une victime, d’un
sniper serbe que d’une vieille femme croate, elle fait entendre l’horreur et des
sanglots ; l’horreur qui sommeille en chaque homme, les sanglots devant
l’horreur.
Bien entendu, grossissant son point de vue sur cet événement, ce sont tous les événements
de la sorte que dénonce Adrian Oktenberg, ainsi que la déplorable capacité de
l’homme à recommencer la même Histoire et à ne pas retenir les leçons, nous
rappelant que bien des frontières ont été tracées dans des bains de sang,
« Ils découvrent des charniers et
à l’intérieur
« Oustachi » « Tchetnik » « Turc »
les
expressions locales de la haine
n’avons-nous
pas déjà entendu tout cela ?
On peut refaire la bande-son
le langage a changé des détails ont changé mais tout est pareil »,
par là, implicitement, elle dénonce la poésie trop souvent associée, par
facilité paresseuse, à la beauté (quand on fourre du « c’est
poétique » à tout bout de champ), du coup gniangniantisée, rappelle que la
poésie n’a rien à voir avec la beauté (lisez Les Tragiques !),
« On les a fait sortir par petits
groupes et massacrés c’était beau
le
cœur de l’été »
que la poésie est parfois trempée d’horreur et de sang, le dernier poème du
livre est un message de désespoir à méditer longuement. Ce livre, nous émeut,
mais pourquoi, parce qu’il ne nous déplace pas géographiquement et
historiquement, mais nous déplace et replace devant nos incapacités à être
humain, nous interroge sur la validité de cette expression-même, « être
humain », autrement dit, ««« être bon, généreux,
bienveillant »»» et autres billevesées.
par Jean-Pascal Dubost
Adrian Oktenberg
Bosnie Élégie
éditions Isabelle Sauvage
sur les éditions Isabelle Sauvage, voir cet article d’Olivier
Goujat