3. Faire l'expérience du paradoxe chrétien
À Lourdes, en novembre 2008, les questions posées distinguaient d'un côté les réalités négatives (déceptions, inquiétude, blessures) et de l'autre les réalités positives (initiatives porteuses d'avenir pour l'évangélisation). Cette distinction était utile pour permettre une relecture réaliste et précise des dernières décennies de l'Eglise catholique en France.
Mais nous pouvons aller plus loin dans cette relecture. Ou plutôt, nous pouvons faire de cette relecture historique une relecture spirituelle, en cherchant à comprendre comment le travail de l'Esprit Saint passe aussi à travers ces épreuves. De sorte ce que l'on ne peut pas se contenter de distinguer ou d'opposer réalités négatives et réalités positives, mais que l'on peut aussi tenter de discerner comment, à l'intérieur même du corps de l'Eglise, se révèle et se manifeste le paradoxe chrétien dans ce qu'il a de plus radical : la force de Dieu agit à l'intérieur de la faiblesse humaine, comme l'apôtre Paul l'exprime pour lui-même dans sa seconde lettre aux Corinthiens. Quand il demande au Christ de le délivrer de cette « écharde » qui est dans sa chair, il reçoit cette réponse : « Ma grâce de te suffit : ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12, 9).
Ce paradoxe propre au ministère apostolique vaut pour l'ensemble de la mission chrétienne : c'est à l'intérieur des épreuves vécues actuellement par l'Eglise catholique qui est en France que nous sommes appelés à être témoins du travail de Dieu. Les initiatives nouvelles ne compensent pas les phénomènes d'affaiblissement. Nous ne sommes pas dans le domaine des stratégies, mais dans le domaine de la grâce du Christ, qui vient saisir de l'intérieur ce qu'il y a de plus blessé dans le corps de l'Eglise, comme dans celui de notre humanité.
Il existe au moins trois domaines dans lesquels nous faisons l'expérience de ce paradoxe chrétien de la force de Dieu agissant à l'intérieur de notre faiblesse humaine :
- celui de la transmission de la foi ;
- celui de la présence de l'Eglise dans la société ;
- celui des réalités anthropologiques.
Dans le domaine de la transmission de la foi
Ces phénomènes ont déjà été évoqués à bien des reprises. Ils sont d'une ampleur presque massive. Nous sommes chrétiens, et nous sommes appelés à nous dire chrétiens, dans une société qui se passe de Dieu et qui ignore le Christ.
L'épreuve est rude pour tous ceux et toutes celles qui ont à cœur de transmettre ce qu'ils ont eux-mêmes reçus : la foi catholique reçue des apôtres, la foi en Dieu Père, Fils et Saint Esprit, la foi en cette Vérité et en cet Amour dont la personne et le mystère du Christ sont le signe, avec la joie de porter ce signe dans le monde et d'en témoigner aussi largement que possible.
Faut-il encore insister sur l'épreuve actuelle de la foi, telle qu'elle est ressentie par des parents, des grands-parents, des éducateurs, des catéchistes, des prêtres, des laïcs qui constatent que ce qu'ils croient de tout leur être semble étranger à ceux dont ils sont les plus proches ? Le terme d'indifférence reste trop vague : il n’exprime pas assez cette impression de résistance molle dont beaucoup font aujourd'hui l'expérience.
Des distinctions plus fines seraient ici nécessaires. Autre l'indifférence qui procède de la simple ignorance des réalités religieuses. Autre l'indifférence qui n'a rien d'idéologique, mais qui s'explique par les soucis immédiats de l'existence, surtout en un temps de crise. Autre l'indifférence raisonnée qui s'appuie sur des arguments et qui exige de véritable débats.
Le travail des historiens, des philosophes, des sociologues est certainement indispensable pour préciser ces différences réelles et pour nous aider à comprendre le paysage culturel et spirituel dans lequel les chrétiens ont aujourd'hui à se situer. Une relecture lucide du demi-siècle qui nous sépare de la Seconde Guerre Mondiale s'imposerait. Bien des évocations de l'état actuel de l'Eglise en France reposent sur la nostalgie d'un passé où presque toute la population était baptisée. On oublie que cette quasi-unanimité découlait du sens ancestral du baptême comme acte d'appartenance à la société, ce qui n'excluait certainement pas une foi authentique. Mais dans une société où les gestes d'appartenance à l'Eglise ne sont plus en même temps des actes d'intérêt pour d'intégration sociale, il serait étonnant que le nombre de baptisés et de catéchisés ne recule pas. La prise de conscience de cette situation nouvelle reste sans doute à faire, du moins en partie.
Mais que l'on n'oublie pas l'intention déjà exprimée au sujet de notre réflexion : il s'agit de discerner non pas ce qui s'opposerait à cette indifférence multiforme où ce qui permettrait d'y résister, mais ce qui se manifeste de nouveau et parfois d’étonnant à l'intérieur même de ce climat culturellement et spirituellement éprouvant.
Des attentes spirituelles se manifestent sous des formes multiples et à travers des signes qui font partie des réalités actuelles.
Beaucoup de catéchistes le constatent : de plus en plus d’enfants demandent eux-mêmes à participer à la catéchèse, sans doute entraînés par leurs camarades, alors que leurs parents n'ont la plupart du temps ni racines, ni mémoire chrétiennes. Il faudrait se demander davantage ce qui se passe pour ces enfants lorsqu'ils sont initiés au mystère de la foi et ce qui peut advenir à leurs parents, à cause d’eux. Il y a là, en tout cas, un phénomène qui, pour n’être pas massif, est certainement significatif. Il signifie que la transmission de la foi ne se fait pas automatiquement des adultes aux enfants, mais peut aussi commencer par les enfants.
L'expérience vécue par les catéchumènes adultes va dans le même sens : ces hommes et ces femmes restent relativement nombreux (près de 10 000 par an sont en marche vers le baptême) et ils sont parmi nous les témoins non seulement de la nouveauté chrétienne, mais de ce que la nouveauté chrétienne apporte à une existence humaine souvent éprouvée. La connaissance du Dieu de Jésus-Christ répond en eux à une longue attente : c'est souvent comme s'ils passaient de « l'implicite vécu à l'explicite connu », selon la formule de Maurice Blondel, c'est-à-dire comme si la rencontre de Dieu leur donnait la liberté de nommer ce qu'ils pressentaient et qui vient donner son plein sens à leur existence.
Que faisons-nous, dans nos communautés chrétiennes, de cette manifestation concrète de l'intériorité chrétienne, de cette jonction effective entre la Révélation de Dieu et une attente humaine ? Nous parlons avec raison du dialogue avec d'autres croyants ou avec des incroyants, et des exigences de ce dialogue. Mais quelle place faisons-nous à ce dialogue avec Dieu, qui passe par des cheminements personnels et qui demande à se déployer aussi à l'intérieur de nos communautés ordinaires ?
On pourrait évoquer également les rencontres qui ont lieu, dans le cadre de ce qu'on appelle la « pastorale sacramentelle » : préparation au baptême des petits-enfants, préparation des jeunes couples au mariage, et d'autres activités propres à l'initiation chrétienne (profession de foi, première communion, confirmation de jeunes et d'adultes). Sans oublier la « pastorale du deuil et des funérailles », avec la rencontre de l'entourage du défunt.
Beaucoup de membres de l'Eglise, prêtres, diacres et laïques, entrent alors en dialogue avec toutes sortes de personnes dont beaucoup n'avaient plus aucun contact avec l'Eglise réelle. Et c'est alors de la réalité même de la foi chrétienne en Dieu qu'il s'agit, face au mystère de la vie humaine et de l'amour humain, et très souvent aussi face à l'expérience du mal. Derrière des apparences immédiates d'indifférence et de distance, ce qui se manifeste souvent, c'est une sorte de désir de comprendre, une attente qui manque de mots pour s'exprimer, mais qui n'en est pas moins réelle et parfois profonde.
De quels moyens disposons-nous pour exercer nous-mêmes notre discernement sur ses rencontres et ses dialogues ? Ne faut-il pas reconnaître plus clairement que ces rencontres et ses dialogues ont valeur d'expérience spirituelle et qui font effectivement partie de ce que certains appellent la « première annonce » ou la « première évangélisation » ?
En tout cas, la visibilité de l'Eglise se déploie aussi à travers ces rencontres, même si leur impact public est limité. Mais c’est à nous de reconnaître que la nouveauté chrétienne s'inscrit ainsi dans l'existence ordinaire, là où se vivent des réalités importantes de vie, de mort, d'amour, de confiance et de souffrance, et aussi des engagements au service de la cité du lien social. C’est à nous de réhabiliter cette visibilité ordinaire de l'Eglise.