Le libertin n'est pas seulement cet aristocrate désoeuvré et décadent qu'on a pris l'habitude d'imaginer. Le libertinage est d'abord un courant de pensée radicale qui a traversé toute l'Europe, de la Renaissance à la Révolution française.
A l'origine des Lumières, de la pensée affranchie de tout dogme, le libertinage a contribué à façonner notre société. De Montaigne à Sade en passant par Cyrano de Bergerac ou Don Juan, découvrez l'histoire d'une liberté de penser pas comme les autres.
S'affranchir de tout dogme
Désigner ceux qui s'affranchissent des règles sociales par un surnom méprisant a d'abord été l'apanage de leurs ennemis. Les « libertins », ce sont d'abord, dans la société genevoise stricte mise en place par Jean Calvin au XVIe siècle, ceux qui ne se retrouvent pas dans les règles de vie protestante imposées dans la ville suisse. Les premiers libres-penseurs, que Calvin appelle « libertins » en référence au latin « libertinus », les esclaves affranchis de la Rome antique. La Renaissance voit alors se multiplier penseurs et humanistes qui réagissent contre le poids que la religion catholique impose sur l'Europe depuis le Moyen-âge. Tel Montaigne, qui invente le concept de scepticisme à l'égard de tout dogme dans ses Essais ou Giordano Bruno, un ancien moine italien devenu philosophe qui finit sur le bûcher, en 1600, pour avoir clamé que l'univers est infini.
Le libertinage est donc le courant de pensée de tous ceux qui veulent conquérir la liberté d'un homme qui vit uniquement selon les règles de la nature. C'est au XVIIe siècle que l'esprit évolue. Avec le règne d'Henri IV et celui de Louis XIII, la société évolue et les moeurs s'allègent. Le libertin devient alors un intellectuel épicurien. Comme « les messieurs du Marais », un groupe de jeunes aristocrates érudits qui profitent de la vie et ses plaisirs. Athées, débauchés et aimant le luxe, ils s'inspirent des pensées de l'Italien Giulio Cesare Vanini pour publier textes satyriques ou érotiques de façon anonyme. Parmi eux, le célèbre Théophile de Viau, le poète le plus lu de tout le XVIIe siècle.
Profiter des plaisirs de la vie
Ces libertins se réfèrent alors à un certain « libertinisme » ou libertinage savant, qui influencera d'autres auteurs comme Cyrano de Bergerac ou Pierre Gassendi. Mais c'est Pierre Bayle qui fait office de vrai penseur libertin. Dans son livre Pensées diverses sur la comète (1683), il développe l'idée qu'un libertin peut être athé et vivre avec sa propre morale. Chose inimaginable à l'époque.
Car, durant tout le XVIIe siècle, le libertin est connu pour être un homme aux moeurs légères. Le personnage de Don Juan est popularisé par Molière, et avec lui l'idée qu'un libertin profite de ce courant de pensée pour s'affranchir de toute morale. Cette image de l'aristocrate dépravé prend toute sa consistance au XVIIIe siècle. En même temps que les philosophes des Lumières voient dans la liberté un idéal à atteindre dans la quête du bonheur, le roman libertin apparaît et devient un genre littéraire particulier. La mort de Louis XIV, en 1715, signe l'apparition d'un nouveau libertinage de moeurs.
L'amour de la liberté
Les oeuvres libertines du XVIIIe siècle sont ouvertement érotiques, comme les contes de Voltaire ou de Diderot. Mais il s'agit également de récits initiatiques, où un jeune aristocrate entre dans la société pour y apprendre ce qu'elle cache de plus licencieux. Le roman de Vivant Denon, Point de lendemain, est tout à fait représentatif de ce style. Mais c'est sans aucun doute Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, qui fait référence.
Le libertinage prend alors toute son ampleur, et se retrouve même dans les peintures de Boucher, Watteau ou Fragonard. La fin du XVIIIe siècle est l'apanage des auteurs libertins, comme le comte de Mirabeau, Restif de la Bretonne ou Sade, le Divin Marquis, sans doute l'auteur le plus extrême de la pensée libertine. La philosophie dans le boudoir est son véritable essai libertin, tant ce livre appelle l'Homme à s'affranchir de la morale, Dieu ou toute norme sociale, pour n'écouter que la Nature et ses instincts. Légitimant ainsi, par exemple, les pires des méfaits, comme le meurtre.
Avec la Révolution française, le libertinage perd sa principale raison d'être. Les libertins sont légitimes parce qu'ils vivent dans une société aux carcans solides. Brisés par 1789, la société française se transforme et les libertins n'y font plus figure de « libres penseurs ». Depuis lors, le libertinage ne se réfère qu'à la dépravation et au relâchement moral, n'ayant plus aucune connotation intellectuelle. Il n'y a qu'Aragon, au XXe siècle, pour s'affirmer libertin. Le poète surréaliste se voit comme tel parce qu'il définit le libertinage comme « l'amour de la vie, des idées et de la liberté ».