BD : Ikkyu, l’homme qui ne suit pas les autres

Publié le 25 mai 2010 par Ivan

Je ne suis pas un grand adepte des mangas japonais, mais je dois reconnaître que certains sont de véritables chefs-d’œuvre. C’est le cas de Ikkyu, de Hisashi Sakaguchi. Cette bande dessinée m’a longuement impressionné, intellectuellement parlant, par la richesse des messages et sa capacité à traduire les errances d’un homme hors normes, Senguikumaru.

La première fois que j’ai découvert les énormes albums à la couverture rouge (paru chez Vent d’Ouest ou au format manga chez Glénat Manga) relatant l’histoire de Ikkyu, c’était une nuit tard alors que j’allais me coucher chez mon ami Jean-Marc Dessapt. A l’époque il habitait Bruxelles et moi pas encore. Au lieu de m’endormir je commençais à parcourir le premier tome. Je ne pus trouver le sommeil qu’à la fin du troisième tome, quelques 600 pages plus loin, un peu avant le lever du jour. Mais il me manquait de connaître la suite contenue dans les 3 tomes suivants. Ce n’est, clin d’œil du destin, qu’après m’être installé moi-même à Bruxelles que je décidais d’acquérir cet énorme ouvrage qui oscille entre 1000 et 1200 pages. Depuis, je peux dire que Ikkyu fait partie des bandes dessinées les plus riches et les plus intelligentes que j’ai pu lire jusqu’ici.

 

L’histoire retrace la vie romancée de Senguikumaru Sôjun, alias Shûken, alias Ikkyu (1394-1481). Naît pendant la période Muromachi (1336-1573), il serait le fils de l’empereur Go-Kumatsu. Pour échapper aux intrigues du palais, sa mère qui était une concubine de l’empereur, s’est réfugiée dans une province reculée au milieu de la campagne. Afin de protéger son enfant, elle décide de l’envoyer au monastère bouddhiste à l’âge de cinq ans. Son nom de moine est Shûken. Très doué pour la poésie, il décide de suivre le moine Ken-ô pendant cinq années. Ce maître habite un monastère délabré qui risque de s’effondrer à tout instant. La vie est d’autant plus rude que son maître l’oblige à travailler et lui interdit de faire zazen et de méditer. A la mort de celui-ci, Shûken va suivre la voie enseignée par la branche du monastère Daitoku-ji de la secte zen Rinzai, sous la direction Kasô Sôdon qui tient un petit monastère appelé Katata. Son maître est un moine zen réputé qui a tendance à s’écarter des fastes du bouddhisme et des jeux de pouvoir des grands monastères qui exercent leur influence auprès de l’empereur et du shogun. Il est volontiers iconoclaste et ce comportement va marquer profondément Shûken. Mais au départ, il refuse d’intégrer Shûken. Celui-ci jeûne devant la porte du monastère jusqu’à ce qu’il s’effondre. L’acceptant contre son grè, Kasô Sôdon ne lui donne pas de natte pour dormir. Shûken, bien que membre du monastère Katata, va passer ses nuits dans une barque sur un lac non loin de là. Il devient une sorte d’électron libre de ce monastère, ce qui lui laisse toute liberté pour errer et méditer.

Le pays connaît pendant la période Muromachi une multitude de troubles : guerres, révoltes et grandes famines. Les monastères sont notamment accusés de spéculer sur le riz, des milices civiles ou paysannes, des hordes d’affamés, sèment le désordre dans le pays. Ils sont réprimés par les troupes militaires et la misère ne fait que grandir. Frappé par la détresse humaine, Shûken poursuit la quête de son maître en partageant le peu qu’il reçoit en aidant les plus pauvres, en touchant les intouchables, en méditant sans relâche. Insatisfait de ses résultats, il cherche toujours les conditions les plus dures pour s’interdire tout relâchement dans un soupçon de confort. Une nuit d’hiver à méditer dans sa barque, le cri d’une corneille au petit matin le sort de sa torpeur. Et c’est de cette manière qu’il atteint le satori, l’éveil de la conscience. Il en parle à son maître, Kasô, qui le désigne aussitôt comme son successeur. Shûken refuse cet honneur et préfère partir comme moine errant en mendiant au hasard des routes. Il retrouve notamment sa mère qui meurt peu de temps après.

Sa réputation d’homme bon, de moine intègre et ayant atteint l’éveil, lui vaut une grande popularité ainsi que des ennemis farouches au sein des monastères bouddhistes. Ecœuré par la décadence de l’école Rinzai, Shûken se renomme Ikkyu, c'est-à-dire, « un repos ». Il devient un moment le maître d’un grand monastère où il ne restera pas, préférant dormir dans l’herbe de la campagne ou dans des huttes misérables. Il poursuit l’œuvre iconoclaste de son maître à la fois dans les actes et dans ses créations. Il aime à passer du temps avec les femmes, notamment les prostituées, et à boire, comportement en totale opposition avec les règles bouddhiste. Mais il ne renie jamais son engagement auprès de Bouddha ni ses maîtres. Il ouvre un petit temple à Sakai en 1433, où son premier disciple est Sôgen, puis ne se sentant pas l’âme d’un maître, il part vivre en ermite près de Kyôto. Sa maîtrise de la poésie en fait l’auteur de nombreux poèmes, souvent critiques et acerbes sur la vie et les ordres monastiques de son époque, ce qui lui vaut une popularité toujours grandissante, mais cette fois auprès du peuple. Le recueil de ses œuvres porte le nom de son écrit le plus célèbre intitulé « Nuages fous » (traduit chez Albin Michel). Ses calligraphies sont également connues pour être d’une grande qualité.

 

Vers la fin de sa vie, il tombera amoureux d’une jeune femme aveugle du nom de Shinme, qui ne le quittera pas jusqu’à la fin de sa vie. Il meut à l’âge très honorable pour l’époque de 88 ans, suite à une crise de malaria contractée dans ses errances et sa fréquentation des taudis les plus misérables.

Le dessin du manga est assez classique, mais évite les utilisations abusives du manga, comme le hachurage à outrance qui symbolise le mouvement. De plus, certaines pages ou images sont de véritables œuvre d’art. L’auteur mêle intelligemment la vie historique d’Ikkyu, opte pour certaines thèses non vérifiées (comme le fait qu’il soit le fils d’un empereur), les contes nés à son sujet à la période Edo (Ikkyû banashi), plus des inventions littéraires sur les points inconnus de sa vie.

 

(Portrait d'Ikkyu par un de ses élèves, Chôsai, seconde moitié du 15e siècle)

Les véritables pratiquants qui suivent la voie du Budo passent certes beaucoup de temps sur le tatami à forger leur corps et leur volonté. Mais il arrive toujours un temps où la réflexion et le questionnement marque une pause dans la pratique. Profitez d’un de ces repos (ikkyû), pour lire ce manga. Il vous aidera à réfléchir et pourquoi pas, à progresser sur la voie en combinant la voie martiale avec la voie spirituelle, aussi difficile et exigeante l’une que l’autre.