A nouveau libre - mais sous caution.
Emprisonné depuis le 1er mars (voir le blog que nous lui avions consacré) le cinéaste iranien, Jafar Panahi, vient enfin de quitter la prison d'Evin - une libération cependant conditionnée par le versement d'une garantie de 200 000 dollars. Les traits tirés, le visage amaigri - il était en grève de la fin depuis une semaine -, il a enfin retrouvé sa famille. Selon la télévision iranienne, qui vient d'annoncer la nouvelle, son dossier sera transmis à un tribunal révolutionnaire pour une « action future ».La pression internationale semble avoir porté ses fruits.
En effet, son absence au festival de Cannes -largement médiatisée - n'est pas passée inaperçue. Dès le premier jour, lors la cérémonie d'ouverture, un fauteuil vide symbolique trônait sur scène. A plusieurs reprises, déclarations et communiqués n'ont cessé de dénoncer son arrestation - liée à son soutien au « mouvement vert » d'opposition - . Rédigées depuis sa cellule, deux lettres poignantes ont été lues devant le grand public. Et puis, relayé par les caméras du monde entier, il y a eu ce carton - portant le nom du réalisateur -, tenu par l'actrice Juliette Binoche, lors de la réception, dimanche, du Prix d'interprétation féminine pour son rôle dans « Copie conforme ».
Aux nombreux lecteurs qui me l'ont demandé, voici, ci-dessous, le portrait que je lui avais consacré dans les pages du Figaro le 14 mai dernier.
*** Jafar Panahi, l'insoumis du cinéma iranien
par Delphine Minoui correspondante au Moyen-Orient
Il aurait dû faire partie des jurés du Festival de Cannes. Incarcéré à Téhéran depuis plus de deux mois, Jafar Panahi, l'un des cinéastes iraniens les plus renommés à l'étranger, est le grand absentde cette 63e édition.
Sa chaise est restée vide. Quand le rideau s'est ouvert, mercredi, sur Cannes, Jafar Panahi venait d'entamer sa 73 e journée derrière les barreaux de la prison d'Evin, à Téhéran. Isolé. Coupé du monde. Soumis à la terrible routine des interrogatoires sans fin. Arrêté le 1 er mars, le cinéaste iranien est accusé d'avoir « pr éparé un film contre le régime portant sur les événements postélectoraux », allusion aux manifestations ayant suivi la réélection contestée du président Mahmoud Ahmadinejad, en juin 2009. « Depuis quand la réalisation d'un long-métrage, quel que soit son thème, constitue-t-elle un crime ? » , s'insurge un de ses ingénieurs du son, qui préfère garder l'anonymat.
Pourtant, ni les pétitions de ses concitoyens, ni les appels de Gilles Jacob, président du Festival de Cannes, ni le soutien affiché des grands noms de Hollywood ne sont parvenus à faire plier les autorités iraniennes.
« Le message envoyé aux autres artistes est clair : ne vous avisez pas de faire comme lui... » , confie l'actrice Golshifteh Farahani. Installée en France depuis un an et demi, cette belle Persane au regard triste a fait le choix difficile, comme tant d'autres, de fuir la répression en cours, pour éviter le même sort. Mais elle voue une admiration sans borne à l'un des « rares cinéastes qui a eu le courage de rester en Iran tout en s'engageant jusqu'au bout ». Et qui, à force de jouer avec le feu, en paye aujourd'hui le prix fort.
À 49 ans, Jafar Panahi, visage rond encadré par d'épais cheveux bruns, n'en est pas à ses premiers démêlés avec le régime. « Chaque film est un nouveau défi » , nous confiait, en 2005, l'insoumis du septième art iranien, alors qu'il venait d'achever le tournage de Hors jeu . Entre documentaire et fiction, ce film culte s'inspirait d'un fait réel : la fronde des Iraniennes, fans de football, prêtes à se faufiler discrètement dans les gradins pour assister à un match. Une façon de contourner l'interdiction de pénétrer dans les stades qui pèse sur la gent féminine depuis la révolution islamique de 1979. Élève à l'école de la débrouillardise, à l'instar de cette société iranienne assoiffée de changement qu'il dépeint si bien dans ses films, Panahi nous avait alors raconté ses propres « petits arrangements avec la censure » : un scénario bidon déposé avec un prête-nom au ministère de la Guidance et de l'Orientation islamique - condition préalable au tournage -, des scènes tournées à la va-vite, et un sens aigu de l'improvisation. « Quelques jours avant le clap de la fin, les autorités ont décelé la supercherie. Les derniers plans ont donc été tournés dans la panique. Mais on s'en est quand même sortis » , avait-il poursuivi avec le sourire, comme dopé par ce perpétuel sens du risque qui accompagne son quotidien.
Trois ans plus tôt, en 2003, le tournage de Sang et or , un long-métrage sur un vétéran de la guerre Iran-Irak confronté à l'injustice sociale, lui avait déjà valu une sacrée poussée d'adrénaline. Filmée en pleine nuit, au coeur de Téhéran, la scène illustrant une descente de la police des moeurs dans une soirée clandestine restera sans doute gravée dans les annales du cinéma iranien. « Pour ce tournage, Panahi avait rassemblé deux équipes : la vraie, prête à disparaître derrière les buissons dès que les policiers du quartier se mettaient à faire des rondes ; et la fausse, prête à la remplacer au pied levé pour simuler le tournage d'un pseudo-téléfilm. Un véritable exercice d'acrobatie ! » , se souvient un de ses techniciens.
Entre audace et néoréalisme, Jafar Panahi impose vite un nouveau style au cinéma iranien, contrastant avec les films métaphoriques d'Abbas Kiarostami. À l'inverse de l'as de l'allégorie, dont il fut l'assistant, ce fils de peintre en bâtiment, qui a grandi dans les quartiers déshérités de Téhéran, a toujours préféré s'attaquer directement aux sujets qui fâchent : la jeunesse qui défie le pouvoir, la crise économique, la discrimination sexuelle ou encore la prostitution, un thème qu'il ose aborder dès l'année 2000, dans Le Cercle . Le tout dans une espèce de jungle urbaine - la capitale iranienne, qu'il connaît comme sa poche - et qui nous éloigne des décors bucoliques de son maître.
« Panahi est le premier à avoir eu le courage de mettre à nu la société iranienne. Ses films sont bruts, francs, directs » , remarque Hormuz Key, spécialiste du septième art iranien et professeur de cinéma à l'université de Marne-la-Vallée. De quoi retenir l'attention de la critique internationale. Repéré dès 1995 à Cannes (caméra d'or pour Le Ballon blanc ), il ne cesse, depuis, d'accumuler les consécrations dans les meilleurs festivals : Berlin, Venise, Locarno... Revers de la médaille, ses longs-métrages sont interdits d'écran dans son propre pays. Ce qui ne les empêche pas d'entamer une seconde vie sous forme de DVD vendus sous le manteau, au marché noir. Et d'inspirer toute une nouvelle génération de cinéastes iraniens.
« Pour moi, Jafar Panahi, c'est plus qu'un modèle, c'est un héros » , affirme la jeune réalisatrice Mahnaz Mohammadi, contactée par courriel à Téhéran. Car, dit-elle, c'est avant tout « un homme à l'écoute de sa population » . Ainsi, quand la rue iranienne s'embrase, le 13 juin 2009, au lendemain de la victoire controversée d'Ahmadinejad, Panahi troque sans hésiter sa casquette de cinéaste contre son masque de manifestant. Remonté contre la fraude électorale, il ne manque aucun rassemblement. Fin juillet, les premiers coups commencent à tomber. Le cinéaste est brièvement arrêté pour avoir assisté à une cérémonie organisée à la mémoire de Neda Agha Soltan, jeune manifestante tuée lors d'un cortège antigouvernemental.
À peine libéré, l'espiègle réalisateur surenchérit en arborant, au Festival du film de Montréal, une écharpe verte, couleur de l'opposition. Ce sera son dernier voyage à l'étranger. Invité d'honneur, en février dernier, de la 60 e Berlinade, il se voit interdit de quitter le territoire iranien.
Mais la chape de plomb qui s'abat sur son pays n'entame pas sa détermination. À ses compagnons de route, ce fervent défenseur des droits de l'homme ne cesse de répéter : « Ce n'est pas la censure qui me fait peur. C'est l'effet pervers qu'elle provoque sur les êtres humains... » Autrement dit, l'autocensure.
Une des raisons pour lesquelles il s'était résigné à utiliser le dernier pré carré qu'il lui restait - sa propre maison - pour réaliser, sans autorisation, son nouveau film inspiré par les derniers événements ? « Pour lui, un artiste qui se tait est un artiste mort » , murmure un de ses proches. Les autorités iraniennes ne digèrent pas l'affront. Début mars, Jafar Panahi reçoit la visite surprise d'agents habillés en civil. Son appartement est fouillé de fond en comble. Ordinateurs et cassettes vidéo sont perquisitionnés. Le cinéaste, sa femme, sa fille et leurs quinze convives sont arrêtés. Ces derniers sont libérés au compte-gouttes. Mais Panahi, lui, reste embastillé. « Ses interrogateurs cherchent à lui faire dire qu'il faisait un »film anti-régime commandé par les Occidentaux. C'est parce qu'il ne veut pas céder à la pression des aveux forcés qu'ils le gardent » , souffle un proche.
Fidèle complice de son combat démocratique, son épouse, Tahereh Saidi, vient d'envoyer un courrier incisif au Musée du cinéma iranien, dans lequel elle s'étonne que la pièce dédiée aux trophées de Panahi soit plus grande que sa microcellule d'Evin. « Est-il logique qu'un artiste qui fait la fierté de son pays à l'étranger soit jeté en prison dans ce même pays ? » , s'y interroge-t-elle, en réclamant la restitution immédiate de tous les prix du cinéaste à sa famille.