Je viens de relire ce livre épais, dans l'édition de poche austère des années 60 que j'avais conservée, et oubliée derrière des rangées d'ouvrages autrement séduisants. Depuis quarante ans je ne l'avais plus ouvert.
Aucune mention du traducteur, les pages de garde étant arrachées, selon ma détestable manie d'y griffonner ces rêveries urgentes, abandonnées un temps, retrouvées quelquefois, et découpées alors pour être rassemblées... Seul le traducteur de la postface est identifié, son nom porté au bas de la première page de celle-ci : Raymond Albeck ; j'en conclus qu'un autre a besogné sur le corps du texte. "Besogner" est impropre, et même injuste, ce français de traduction est limpide. La langue de la préface, notamment, est d'une extraordinaire élégance, d'une beauté véritable. Pourquoi ne vante-t-on pas plus assidument les auteurs de traductions, du moins quand ils parviennent à rendre ce qui relève de l'impossible absolu : la transmutation d'une œuvre d'art littéraire – œuvre d'art littéraire spécifiquement, et non pas n'importe quel texte écrit – de sa forme matricielle, originelle, vers une forme de substitution ? Car s'il n'y a d'art que par la forme d'abord, alors comment faire pour que Manhattan Transfer puisse se lire en français sans être grossièrement défiguré ? Ou Voyage au bout de la nuit en allemand ou en russe sans qu'il s'agisse d'une imposture, à tout le moins d'une autre œuvre, irrémédiablement étrangère à l'œuvre-mère ? Question souvent débattue, n'est-ce pas, jamais résolue...
Je ne me rappelle pas avoir été sensible, à l'époque de ma première lecture, à cette beauté-là. Ou de façon subliminale alors. L'événement – le contenu factuel, entièrement autobiographique – avait dû suffire à me captiver, ce qui n'est guère une preuve d'appétence littéraire mais peut se comprendre. Je crois bien que j'avais été glacé par ce dont Ernst von Salomon fait le personnage central du livre : le système d'éducation des futurs officiers prussiens, si éloigné de tout ce à quoi j'inclinais intimement. Le devoir et l'obéissance en piliers imbrisables de cette éducation – comme une malédiction, selon le propre mot de l'auteur. Mais je devais pressentir aussi, peut-être comme une malédiction qui allait m'être personnelle, qu'un système semblable en bien des points aurait bientôt raison de moi, dans ces écoles militaires, bien françaises elles, que je m'apprêtais à rejoindre.
Quarante ans sont passés, peut-être plus. Mon cuir d'adolescent a dû se durcir sacrément, se faire repousser, comme on dit en mégisserie, par le fer rouge de la vie car ce texte ne me glace plus guère – comme si une implicite connivence avait fini par affadir, à mes yeux, les outrances de ce système d'éducation, si proche, en un sens, de l'abrutissement. Je ne suis plus militaire depuis longtemps, mais je l'ai été longtemps. Et je me suis surpris à relire ce texte sans émotion, en technicien en somme, hors-jeu, blasé et las. Seulement le vieux cuir a ses fissures, et d'entre elles j'ai senti sourdre doucement ce vague-à-l'âme confus, où se mêlent sans cohérence nostalgie d'une jeunesse enfuie et sentiment d'étrangeté radicale devant cet univers fossile. Une idée de l'absurde à ma façon, sans doute...
Lisez ou relisez ce texte d'un dressage de la jeunesse. Il n'est pas nécessaire d'être militariste, ni même germanophile, ni amoureux de l'ordre, de l'obéissance, de l'asservissement à ne je sais quelles institutions. Remarquez comment Frédéric-Guillaume, le roi-sergent, père du futur Frédéric le Grand, a su copier et dépasser Louis XIV, qui avait trouvé à canaliser l'excès de fougue et d'oisiveté des jeunes aristocrates français – rappelez-vous la réputation de "turbulence" des cadets de Gascogne, fameuse entre autres – en instituant ce qui s'appela un "corps des cadets", creuset de futurs officiers de l'armée royale ; et comment en Prusse, les groupes de junkers, d'une vitalité aussi explosive que les cadets français, furent rassemblés en un corps également appelé "de cadets" qui surclassa rapidement, dans le dressage au devoir par le bâton, ce qui se faisait de mieux ailleurs en Europe. Et cela durera jusqu'en 1918...
Une certaine façon de voir l'encadrement de la jeunesse, donc – plus particulièrement de la jeunesse retorse et sanguine – sans doute bien exotique aujourd'hui... Rien que pour cette étrangeté documentaire, il faut faire ce détour-là.