Gerrit van HONTHORST (Utrecht, 1590-1656),
L’enfance du Christ, c.1620.
Huile sur toile, 137 x 185 cm,
Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.
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Ils étaient trois, « les trois S » comme on disait à l’époque, à briller au firmament de l’Allemagne
musicale de la première moitié du XVIIe siècle. Dans ce triumvirat, c’est incontestablement la figure d’Heinrich Schütz (1585-1672) qui s’est imposée aux yeux de la postérité,
reléguant quelque peu dans l’ombre de ces grands arbres où l’on dit que rien ne pousse Johann Hermann Schein (1586-1630) et Samuel Scheidt (1587-1654). Si les compositions pour clavier de ce
dernier ont été assez largement explorées, sa musique vocale reste, elle, encore largement à découvrir. Le disque, récemment publié par Ricercar, que consacre l’ensemble Vox Luminis à ses
Sacræ Cantiones est donc une double aubaine, car s’il contribue à combler partiellement cette regrettable lacune, il comble également l’auditeur par l’excellence de sa réalisation
musicale.
Samuel Scheidt est né à Halle, berceau futur d’un musicien qui fait aujourd’hui les délices des faiseurs de récitals, où il est baptisé le 3
novembre 1587. Servant l’orgue de la Moritzkirche de cette cité dès 1603, il effectue très probablement un séjour à Amsterdam pour se perfectionner auprès de Jan Pieterszoon Sweelinck
(1562-1621), le plus fameux organiste d’Europe du Nord de son temps, entre cette date et 1608 environ. De retour à Halle l’année suivante, il y obtient un poste d’organiste et de compositeur à
la cour du margrave Christian Wilhelm de Brandebourg, qu’il conservera durant 16 ans. Cette période est extrêmement féconde pour Scheidt, qui participe, en association avec Michael Praetorius
(c.1571-1621) et Schütz, à la réorganisation de la musique de la cathédrale de Magdebourg en 1618, la même équipe étant invitée, l’année suivante, à l’inauguration du nouvel orgue de la
Stadtkirche de Bayreuth. Nommé Kapellmeister en 1619, Scheidt publie alors nombre de recueils : aux motets polychoraux formant les Sacræ Cantiones (1620), succèdent les concerts
sacrés virtuoses de la Prima pars concertuum sacrorum (1622, une anthologie en a été enregistrée par Philippe Pierlot chez Ricercar, rééditée sous référence RIC 254), puis la gigantesque Tabulatura nova (3 volumes, 1624)
pour clavier. Parallèlement, notre compositeur produit également de la musique de danse pour ensemble instrumental, faisant paraître quatre livres de Ludi musici entre 1621 et 1627.
L’année 1625 marque une rupture nette dans la brillante carrière de Scheidt. La cour est dissoute du fait du départ du margrave pour les combats de la guerre de Trente ans (1618-1648), et le
compositeur, s’il conserve ses titres, ne perçoit plus de salaire. Il donne des leçons pour subsister, occupe brièvement les fonctions de director musices de la Marktkirche de Halle
(1628-1630), mais continue à publier des recueils dont les effectifs réduits témoignent de la dureté des temps, à l’image de ses quatre livres (1631, 1634, 1635 et 1640) de Geistlische
Concerte. En 1638, après avoir perdu quatre de ses enfants lors d’une épidémie de peste, Scheidt retrouve son poste de Kapellmeister auprès d’Auguste de Saxe-Weissenfels qui installe sa
cour à Halle, et poursuit son activité, produisant un recueil de madrigaux sacrés à cinq voix (1642, perdu), un de Sinfonias instrumentales (1644) et, enfin, un
Tabulatur-Buch regroupant cent chorals à quatre voix pour orgue (1650). Samuel Scheidt meurt à Halle le 24 mars 1654.
Le recueil des Sacræ Cantiones qui forme, à côté de quelques pièces tirées du troisième livre des Geistlische Concerte (1635), la substance du
disque qui nous occupe aujourd’hui est passionnant à plusieurs titres. Il montre, en effet, comment les nouveautés musicales venues d’Italie, dont Scheidt, faute d’avoir entrepris le voyage
vers la Péninsule, n’avait qu’une connaissance indirecte, sans doute due en large partie à ses échanges avec Schütz qui s’était, lui, mis in situ à l’école de Giovanni Gabrieli
(c.1554/57-1612) en séjournant à Venise de 1609 à 1613, se diffusent, dès le début du XVIIe siècle, dans la musique allemande en s’y mêlant à la tradition luthérienne et à l’héritage
polyphonique de la Renaissance. Avant d’explorer les possibilités offertes par le « style concertant » en 1622, Scheidt fait sienne, dans ses Sacræ Cantiones, la technique
polychorale, d’invention a priori vénitienne, qui consiste à faire dialoguer entre eux des groupes de solistes, ici répartis en deux chœurs dont le compositeur varie les tessitures en
fonction de l’effet expressif recherché. À titre d’exemple, la traditionnelle répartition soprano-alto-ténor-basse se transforme, dans Richte mich Gott, en soprano-soprano-alto-ténor
(chœur 1)/alto-ténor-basse-basse (chœur 2). Notons également l’emploi fréquent de madrigalismes et d’effets illustratifs destinés à mettre en valeur certains mots importants du texte, mais
aussi un usage consommé, qui culmine dans un grandiose Vater unser, du cantus firmus. Dans cette pièce, le célèbre choral du Notre Père, si cher au cœur des
luthériens, devient un véritable élément unificateur, traité en imitation dans le premier verset, puis changeant de voix dans chacun des suivants, ce qui inscrit ce motet dans la plus parfaite
lignée renaissante. Vous l’avez compris, outre d’évidentes qualités musicales et compositionnelles, si les Sacræ Cantiones, comme les Geistlische Concerte qui s’en rapprochent
beaucoup par l’esprit, forment un ensemble absolument fascinant, c’est par le mélange de neuf et d’ancien qu’ils contiennent, lequel donne à l’auditeur la sensation qu’un passage de témoin
entre deux époques – pour simplifier, la Renaissance et le premier Baroque – est en train de s’opérer sous ses yeux.
Le jeune ensemble Vox Luminis (photo ci-contre), placé sous la direction de la basse Lionel Meunier, se montre parfaitement à la
hauteur des enjeux multiples de ces œuvres, ce qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire à cet enregistrement comme sur le niveau atteint par les interprètes. Les chanteurs, portés
par une ferveur palpable et communicative, livrent de la musique de Scheidt une vision d’une belle intériorité, qui conjugue merveilleusement densité et légèreté, travaillant en pleine pâte
tout en insufflant à la matière musicale une splendide luminosité. Les lignes sont d’une grande clarté, y compris dans les tutti, l’articulation est nette, tout ici est tenu et maîtrisé sans
que l’émotion, qu’elle soit jubilante (Jauchzet Gott) ou plus douloureuse (Ist nicht Ephraim), en pâtisse un instant. La cohésion du groupe vocal, comme celle des
instrumentistes, d’ailleurs excellents, qui le soutiennent ponctuellement, est irréprochable ; prises individuellement, les voix qui composent chaque pupitre sont à la fois remarquablement
fluides et bien caractérisées, incarnées, ce qui évite à l’interprétation de tomber dans un angélisme lisse qui serait ici hors de propos. Ardente et pleine de finesse, comme en témoigne, par
exemple, le soin apporté au rendu des effets voulus par le compositeur, notamment les figuralismes, expressifs sans jamais être surlignés, cette réalisation s’impose par la belle complicité qui
unit les artistes qui y participent, par la cohérence de son projet, par l’intelligence et le sens très sûr de ce répertoire avec lesquels Lionel Meunier mène ses troupes. Soulignons, pour
finir, que la prise de son qui laisse l’air circuler entre les chanteurs tout en préservant la lisibilité des lignes contribue également à la réussite de ce disque.
Ces Sacræ Cantiones de Scheidt sont donc une parution à ne pas manquer, qui donne à entendre un
compositeur dont la musique sacrée reste encore peu enregistrée, et ce dans une interprétation absolument remarquable. Il s’agit d’un disque lumineux dont je gage qu’il apportera beaucoup de
plaisir à ceux qui emprunteront les chemins qu’il propose et qui confirme Vox Luminis comme un ensemble à suivre avec la plus grande attention, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a
pas usurpé son nom.
Samuel SCHEIDT (1587-1654), Sacræ Cantiones (extraits des Sacræ Cantiones, 1620, et du
3e recueil de Geistlische Concerte, 1635).
Vox Luminis
Lionel Meunier, basse & direction
1 CD [durée totale : 61’11”] Ricercar RIC 301. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Richte mich Gott (« Redresse-moi, Dieu », Sacræ Cantiones,
1620)
2. Ist nicht Ephraim mein teurer Sohn (« Ephraïm n’est-il pas mon fils chéri »,
Geistlische Concerte, 1635)
3. Das alte Jahr vergangen ist (« La vieille année s’en est allée », Sacræ
Cantiones, 1620)
La photographie de l’ensemble Vox Luminis est d’Ola Renska, utilisée avec autorisation.