Après plus de dix semaines de vagabondage, trop chargées pour avoir suivi, même de loin, l'actualité "bloguesque" ("blogueuse" ? "blagueuse"?... comment disent les savants ?), sur quoi aurais-je pu verser ma mauvaise humeur ? Enfin, disons ma mauvaise foi habituelle... Où mettre mon grain de sel – oui, celui qu'on ne me demande jamais – pour relancer ce blog empoussiéré ?... Eh bien, dans le fatras événementiel de ces derniers mois, malgré tempêtes, tsunamis, cataclysmes sismiques, grondements des dieux ou, pire, effondrement de l'équipe de France de foutebol face à l'Ibérie – qu'on pende Domenech, ce Bazaine ! –, j'ai tout bonnement choisi... Mme Christine Lagarde ! Une Mme Lagarde sacrément bien accompagnée, comme nous allons voir...
Comment ne pas l'apprécier, Madame Lagarde ? Grande liane distinguée, la silhouette élégante, et juste ce qu'il faut de chic pour paraître toujours à sa place, sans jamais avoir besoin de forcer la note. Ni dans le registre patricien, qui écrase, ni dans l'outrance plébéienne, qui rabaisse, si fréquente aujourd'hui — à la manière de ces polichinelles qui espèrent nous appâter avec leurs bouilles hilares, ce pauvre vinaigre, quand ils ne font que nous insulter, et se ridiculisent. (Je pense à qui je veux en disant ça, mais vous avez des noms, je le sais bien, et même quand vous votez pour eux, cette vulgarité vous met mal à l'aise, admettez-le...). Mme Lagarde, elle, avait échappé jusqu'à présent à ce dévoiement.
Oh, Mme Lagarde n'avait pas apporté grand chose au gouvernement économique de la France. Un ministre, même élancé, ne fait pas le printemps des peuples à lui tout seul. Surtout si, par nature, rien ne l'y pousse vraiment. Encore moins si la tutelle d'un Zeus agité, électrisé par ses névroses égotiques, étouffe toute velléité d'autonomie chez ses ministres. Et puis la crise, nous disait-on... Que voulez-vous qu'une ministre de l'Economie et des Finances ait pu faire à elle seule ? Et même avec ses collègues, et même avec le petit Zeus, tout turbulent qu'il fût, et vindicatif ? Alors Mme Lagarde regardait passer les trains ; celui des faveurs faites aux amis de l'Olympe, croisant, dans une délicate ironie des itinéraires, la caravane des cabossés de la mondialisation ; celui de la croissance, stoppé en rase-campagne, à court de locomotive ; celui des déficits publics, engouffré dans son tunnel obscur et insondable, que nos fils rembourseront s'ils le peuvent — qu'ils se débrouillent, après tout ! Mme Lagarde hochait la tête devant les ravages d'un capitalisme pathologique dont elle entendait tancer les excès, avec ce ton de dignité qui n'appartient qu'à elle, et qui faisait trembler comme on le sait les rapaces de la volière...
Mme Lagarde n'était pas sur le point de laisser un nom, ni même une trace, dans le grand cahier du colbertisme, mais du moins faisait-elle bonne figure. Oui, c'est à peu près tout ce qui reste quand on est réduit à l'impuissance, mais ce n'est pas rien tout de même... Sauver les apparences, tenir son rang, garder sa dignité, tout cela n'est pas si futile, ni vain ; il y a là une vertu pédagogique qui sied aux maîtres de haute race, et propre à en imposer aux petites gens. Tant qu'elle tient, tout ne paraît pas vraiment perdu... Seulement Mme Lagarde n'avait pas encore dû affronter M. Proglio...
Vous connaissez forcément M. Proglio, Henri Proglio. Toutes les gazettes en ont parlé. Il est le récent pédégé d'EDF, que l'Etat telle une aguicheuse est allé implorer de délaisser un peu Veolia, son garde-manger d'alors, pour venir "sauver" l'entreprise publique d'un abaissement programmé. Car il n'y avait que lui. Sans lui le monde de l'électricité s'écroulait. Alors, c'était dit, on ne referait pas Waterloo ! Cette fois on n'attendrait pas Grouchy en vain, on le parachuterait... Grouchy voulut bien sauver la France électrique. Mais Grouchy était fin stratège. Il n'entendait pas lâcher la proie pour l'ombre, autrement dit Veolia, la belle capitaliste aux actionnaires si compréhensifs, pour EDF, l'austère maison publique et son uniforme un peu étriqué aux épaules... Alors Napoléon — ou Zeus, on les confond tous — accepta ce compromis d'imagination et d'audace : le maréchal Proglio se battrait sur deux fronts, il conduirait EDF à la gloire et simultanément garderait l'œil sur les destinées de Veolia. Et comme toute peine mérite salaire, le maréchal présenta une note à la hauteur du sacrifice qu'il consentait pour le service de la patrie : ce serait 2 millions d'Euros à l'année, ou les électriciens n'auraient qu'à se passer de son génie.
Le kilowatt de génie sembla cher aux populations laborieuses, aux observateurs avertis, aux trouffions syndiqués de l'entreprise qui allaient être si brillamment "managés", voire, plus sourdement, à quelques officiers de l'état-major du Petit caporal et divers bannerets de la Grande armée UMP. Ainsi va le peuple, ingrat envers son élite et sans amour pour ses capitaines d'industrie... Alors l'Olympe fit semblant de hausser le ton : «Non, non, dirent-ils tous, Mme Lagarde en tête. Pas question de cumuler deux rémunérations ! Et puis quoi encore ! Un petit coup de pouce à la rigueur, pour arrondir vers le haut le tristounet salaire versé jusqu'alors au PDG d'EDF — on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre non plus, il faut quand même se montrer compréhensif si l'on veut recruter de tels talents... Mais deux rémunérations, non, non et non, et qu'on n'en parle plus !» Seulement voilà, Proglio-Grouchy fit un doigt d'honneur à tous ces nains : il empocherait ses 2 millions que cela plaise ou non...
Et c'est là que les bras nous sont tombés. Passe encore que l'inégalable maréchal s'arc-boute sur la très haute idée qu'il se fait de lui-même et du prix de sa sueur : 2 millions d'Euros, après tout, c'est à peine la vingtième place — peut-être la trentième — parmi les dirigeants du Kak Karante Klub ! «Pas très brillant comme rang, s'est-il forcément dit, pas vraiment digne de moi.» Mettons-nous à sa place, aimerait-on déchoir ?... Soit ! Mais la gigue en ballerines et tutu que nos éminences, elles, se mirent à danser autour de tous les micros, mangeant leurs chapeaux pointus turlututu pour mieux se faire les défenseurs ardents de la gloutonnerie du glouton, deux mois à peine après nous avoir servi la grande scène de l'Inflexibilité, ça, ça a valu le détour ! Entendre un ministre du Budget, l'Inflexible-en-chef Eric Woerth, renier les coups de menton de novembre dernier et admettre sans tousser que M. Proglio, finalement, exerçant deux responsabilités, il avait bien droit à deux salaires, ça vous ravigote, non ? Voir surgir de sa boîte à turlupinades l'inénarrable porte-vents de l'UMP (l'UM-pets ?), Frédéric Lefèbvre, pour grincer dans sa grimace habituelle que tout ça n'était que basse campagne orchestrée contre le malheureux d'EDF, ça valait son pesant de stock-options. Mais surtout, voir Mme Lagarde boire le calice du reniement jusqu'à la lie, appliquée à souligner combien était maigre le festin de l'ogre comparativement à ceux de ses concurrents européens et, poussée à trop vouloir convaincre, bredouiller cette farce d'anthologie : «M. Proglio consacrera un peu de son temps à Veolia en étant 100% de son temps chez EDF» (sic), ça ne vous secoue pas le citoyen, ça ?...
Qu'était-il arrivé à la grande liane ? Où était-elle donc passée, sa belle élégance ? Que Zeus-le-Court, enfiévré par sa chorée ordinaire, s'en vienne nous dire, regard torve et poing menaçant : «cassez-vous pauv' cons !», nous jugeant définitivement incapables de rien entendre à la génétique des grands charognards, c'était dans l'ordre des choses. Mais la si distinguée ministre de l'Economie... Colbert s'était fait la malle pour de bon...
Invoquer Colbert, même aussi inopportunément, m'a remis en tête l'image de ces fermiers généraux, percepteurs-concessionnaires de l'Ancien régime, qui se payaient tellement bien sur la bête que leur mugnificence finissait même par irriter le monarque. Proglio n'est pas Turcaret, certes, ou n'importe quel autre Poisson de Bourvallais : il n'est pas chargé de collecter l'impôt du roi, ni de financer sa prodigalité ; il se contente de produire et de vendre tout un tas de belles choses et bons services sous ses nombreuses casquettes. Mais, des financiers du roi il a la même panse, que nul festin ne saurait combler, la même absence de vergogne, la même morgue, le même mépris pour l'humanité ordinaire, ébahie de sa furieuse voracité, ce délire boulimique, la même stupide démesure qui signe les fins de règne. Comme ces prédateurs royaux, soulés de leurs prébendes au point d'en perdre le sens commun, M. Henri Proglio a sans doute fini par croire que ce genre d'émolument n'était que la juste rémunération de son exceptionnel savoir-faire. Il s'est peut-être même senti sincèrement atteint par le battage autour de sa personne. Pourrait-on lui en vouloir ? A lui comme à ses frères empiffrés, ceux du club des dirigeants de grandes compagnies internationales ? Cette escroquerie intellectuelle de la "juste et nécessaire rémunération d'un talent exceptionnel", qui fait passer un abus de bien social pour le salaire d'un homme providentiel dont la vie de l'entreprise dépendrait entièrement, est tellement bien vrillée dans les cerveaux que cela ne soulève plus aucune réelle indignation, ni aucune révolte. C'est une fatalité, comme le verglas en hiver. Et des plus illustres éminences gouvernementales – droite et gauche confondues dans leur alternance aux commandes – jusqu'aux modestes pousse-cailloux de ces entreprises spoliées, en passant par de benoîts syndicalistes la tête ailleurs, c'est tout un monde économique qui admet, voire qui approuve, ces pratiques de voyous devenues mœurs banales...
Non, il ne faudrait pas en vouloir à M. Proglio. Il a faim, il referme les serres, la charpie vient en lambeaux jusqu'à son bec, que lui reprocher ? De saisir ce qu'on lui tend ? Les Turcaret eux aussi prenaient ce que le roi leur laissait prendre. De quoi s'indigner, alors ? Mais de ce saut dans le temps, peut-être, tout bêtement... De voir que cette république, qui s'est tellement voulue construite sur l'abolition des privilèges – cette égalité des droits et des dignités dont les bateleurs d'estrades électorales nous abreuvent à longueur de meetings, jusqu'à l'écœurement s'il le faut –, deux cent cinquante ans plus tard, ne sait pas mieux faire que le roi qui laissait filer son autorité en abandonnant à des concessionnaires les rentrées budgétaires du royaume. Bien sûr, ce n'est plus l'impôt que les nouveaux fermiers généraux prélèvent, c'est une part du produit des entreprises ; et ce n'est plus pour la bonne marche du royaume, mais pour la "gouvernance" de celles-ci, paraît-il. Il n'empêche, comment ne pas être troublé par cet aveulissement de nos autorités, en les observant couchées devant l'appétit obscène du "concessionnaire" d'EDF, dont elles sont l'actionnaire principal en notre nom ?... Et que la grande liane distinguée se soit si vulgairement compromise dans cette affaire me rendrait presque triste...
Depuis, l'affamé a fini par lâcher un bout de charogne ; il se contenterait à l'année d'un million six cent mille Euros (1 600 000 €) pour prix de son maréchalat à EDF... Un bien grand sacrifice, admettons-le. Mais qu'on se rassure, cette pointure n'émargeait pas qu'à Veolia, contrairement à ce qu'un vain peuple s'est laissé conter par les gazettes ; on avait omis d'autres casquettes, brodées d'un beau fil d'or : Natixis, par exemple, jolie banque d'investissements qu'il co-administre de tout son génie, et d'autres encore, Dassaut Aviation, Lagardère, CNP Assurances... Excusez du peu, et j'en oublie sûrement. Enfin, on est content pour lui, le grand maréchal-fermier continuera de pratiquer la polyculture intensive ! Tout cela à «100 % de son temps», sans doute, comme nous a asséné la grande liane distinguée... Quelle santé, mes amis ! Allez, tous à la bananeraie ! Vive la République fermière !
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 30 mai à 21:28
Génial ! Ce texte est superbe. Quelle verve !