La situation viticole actuelle est marquée par une offre de vin excédentaire. Certes, la demande mondiale augmente régulièrement depuis quelques années, grâce aux développements de plusieurs marchés (Etats-Unis, Asie, Russie, Europe du Nord…) mais cet accroissement de la consommation ne parvient pas à résorber l’excédent de l’offre. A cela, deux raisons essentielles : la forte croissance récente des surfaces viticoles particulièrement dans l’hémisphère sud et le recul de la demande dans les pays européens (France et Italie), traditionnellement les plus consommateurs. Un tel déséquilibre du marché exacerbe toujours davantage la concurrence entre les producteurs. Dans le même temps, on assiste à une uniformisation des styles de vin liée à l’utilisation partout dans le monde, d’un nombre restreint de cépages « internationaux », d’ailleurs souvent bordelais, et à l’industrialisation des procédés d’élaboration (édulcoration, copeaux…). Cette standardisation amphélographique et technologique ne peut que rendre plus dévastateurs les effets de la concurrence : baisse des prix, érosion des marges…
La création de valeur est donc le défi majeur auquel la viticulture mondiale et particulièrement bordelaise doit faire face. Grâce à la diffusion des connaissances, on sait produire de grandes quantités de vin à bas prix en de nombreux endroits du monde. Les conditions à réunir sont bien connues : un climat chaud et relativement sec, la possibilité technique et réglementaire d’irriguer si nécessaire et une main d’œuvre à faible coût. Le vignoble de Bordeaux, qui ne possède pas tous ces avantages concurrentiels, aura toujours des coûts de production plus élevés que ses concurrents des zones chaudes ; il est condamné à rechercher la valorisation maximum de ses produits. Mais élaborer un vin à forte valeur ajoutée n’est pas chose aisée. Aujourd’hui plus que jamais, cela résulte d’une combinaison complexe de savoir-faire technique, financier et commercial. Il y a donc urgence à s’interroger sur les facteurs de la valorisation durable des vins.
La valeur du vin, comme celle de l’art, résulte de la rencontre de trois communautés également exigeantes sur la qualité : producteurs, clients et marchands. La critique, censée orienter le client, joue aussi un rôle essentiel mais pas exclusif. Trop compter sur sa seule influence est risqué. Le vin est toujours le « fil du client ». A clients exigeants, producteurs et marchands exigeants. En d’autres termes, le vendeur exigeant doit trouver des clients exigeants ; aux autres il ne peut vendre qu’un prix.
A mon sens quatre paramètres interactifs construisent une représentation valorisante du vin dans la conscience du consommateur : son image, son prix, sa typicité gustative et son aptitude à la conservation. Chacun d’eux est nécessaire, aucun n’est suffisant.
L’image est essentielle, c’est la part de l’imaginaire, de l’affectif, longue à construire et rapidement détruite, notamment si elle ne sait pas garder cet air du temps qui lui fait coller à son époque. L’image d’un vin doit impérativement valoriser celui qui le boit, l’achète ou l’offre. Toujours contemporaine, elle est forcément évolutive. La création de valeur ne se fait pas dans les écomusées.
Le prix doit être le plus stable possible, en adéquation aux quantités à vendre et au marché ciblé. Ses variations intempestives à la hausse ou à la baisse peuvent faire perdre un marché et ruiner une image. Un prix devenu trop bas agit comme un repoussoir ; alors même qu’il continue de baisser, la demande diminue encore. Mais jusqu’où ? Les vins les moins chers n’ont-ils pas tendance à être toujours moins chers ?
La typicité est le facteur clef de la valeur du vin. Elle peut se définir comme son aptitude à illustrer un type. C’est la qualité d’un vin typique, c’est-à-dire caractéristique, original. Elle ne doit pas seulement être revendiquée par le producteur ou même un groupe de producteurs. Elle procède d’abord d’une représentation du vin par l’amateur. Évidemment, le goût est l’armature même de la typicité, à condition qu’il possède trois attributs essentiels : être aisément reconnaissable, apprécié des consommateurs actuels et localisable, c’est-à-dire caractéristique d’une origine géographique et d’un savoir-faire associé. S’il est inimitable ou tout au moins difficile à reproduire ailleurs, il confère le statut de grand vin, projet esthétique de l’auteur et ravissement de l’amateur. La typicité d’un goût, comme l’image du vin elle-même, est contemporaine. Les champagnes ou les grands bordeaux d’aujourd’hui diffèrent de ceux des époques antérieures ; ils n’en sont pas moins typiques. L’homme fait le vin de son temps, pour le goût de ses contemporains avec les connaissances et les moyens de son époque.
L’aptitude à la conservation, la capacité à vieillir tout en développant son originalité est un facteur déterminant de la valeur du vin. Les vins chers sont des vins typiques capables de bien vieillir. Vendre un vin d’une certaine valeur, c’est vendre son futur, à la fois gustatif et commercial. D’ailleurs le marché anglais n’appelle-t-il pas « futures« , nos primeurs ?
Les relations entre typicité, climat et encépagement sont aussi très importantes. Les cépages s’expriment d’autant mieux qu’ils peuvent atteindre leur maturité complète au terme d’un cycle végétatif long. Les raisins insuffisamment mûrs, ou au contraire surmûris, ne permettent pas d’obtenir des vins typiques. Si les premiers donnent toujours de mauvais vins, les seconds, même sans défauts, se ressemblent tous quelles que soient leur origine et n’ont qu’une aptitude au vieillissement limitée. Les vins typiques et de garde sont essentiellement obtenus par des variétés cultivées à leur limite septentrionale dans l’hémisphère nord ou méridionale dans l’hémisphère sud. C’est le cas de nos cépages à Bordeaux, de la syrah à Tain l’Hermitage, du chardonnay ou du pinot en Bourgogne, du San Giovese en Toscane ou du tempranillo en Rioja, du sauvignon blanc à Sancerre ou en Nouvelle-Zélande…
Ainsi, typicité et valeur du vin ne s’obtiennent que dans des situations limites. Mais cela a un coût car la viticulture y est délicate donc onéreuse. Le terroir n’est pas un privilège ni un don de la nature comme on le dit trop souvent. C’est un handicap naturel surmonté. A Bordeaux, pour le vignoble rouge, le handicap c’est la pluviométrie élevée du climat atlantique0 Les vins colorés sont plus faciles à produire en climat plus sec. Bordeaux a mis au point empiriquement une viticulture rouge de qualité en climat humide en choisissant des sols viticoles peu fertiles, à faible réserve en eau (graves, argiles, calcaires) et en favorisant les dépenses en eau de la vigne par une grande surface foliaire. Les coûts de production ne peuvent être bas. Mais quand le handicap est surmonté et que les conditions climatiques du millésime s’y prêtent, la typicité des vins de Bordeaux est au rendez-vous, inimitable.
La typicité des vins rouges peut se définir ainsi. D’abord une couleur intense à évolution très lente. Ensuite un arôme frais et complexe, à la fois fruité et floral, de mûre et de cassis, de fraise des bois, de myrtille et de rose épanouie, se transformant partiellement au cours du vieillissement en bouquete minéral, empyreumatique et épicé, l’odeur même des bons bordeaux. Enfin, un goût suave et frais, réglissé et mentholé, dépourvu de la causticité et de la chaleur de l’alcool, velouté à l’attaque, dense et soyeux en finale. La fraîcheur tannique sans l’astringence, la « sucrosité » sans le sucre.
Les grands vins blancs de pourriture noble de la Gironde, particulièrement ceux de Sauternes et Barsac, possèdent également un type particulier. Leur arôme, intense et complexe, évoque à la fois l’abricot frais, l’orange et le citron confits, la mangue et le fruit de la passion, le gingembre, le pain d’épice et le miel d’acacia. La véritable personnalité des ces grands vins réside aussi dans leur onctuosité et leur inimitable douceur en bouche. Contrairement à de nombreux autres vins doux produits ailleurs dans le monde, les Sauternes ne sont pas obtenus avec des raisins surmûris par passerillage sous l’action de la chaleur ou du froid. Paradoxalement, c’est l’humidité du climat girondin, à priori peu propices à la concentration des baies par déshydratation, qui, grâce à l’alternance de matinées brumeuses et d’après-midi ensoleillées, permet l’implantation de la pourriture noble et la transformation du raisin qui en résulte. D’ailleurs, les Sauternes sont rarement des vins de vendanges extrêmement tardives ; lors de la plupart des grands millésimes, les meilleurs lots sont cueillis précocement grâce à l’intervention rapide de la pourriture noble sur un raisin dans l’éclat de sa maturité aromatique. Enfin, rigoureusement protégés de l’oxydation au cours de leur élevage, ils ne développent pas les arômes oxydatifs de noix et de rancio, souvent associés aux vins de raisins passerillés. Pour toutes ces raisons, les grands vins liquoreux de Bordeaux possèdent une étonnante et sigulière aptitude au vieillissement.
A côté des grands rouges et des merveilleux liquoreux, les vins blancs secs, à quelques rares exceptions près, furent longtemps considérés comme le parent pauvre de la production girondine. Grâce aux progrès qu’ils ont accomplis au cours des vins dernières années, il n’est nullement chauvin d’affirmer que nombre d’entre eux sont aujourd’hui à la fois originaux et excellents. Cultivés sur des terrains calcaires ou argileux suffisamment frais, les cépages sauvignon et sémillon expriment non seulement un arôme fruité et minéral d’une grande élégance mais aussi une structure et une persistance souvent remarquable. Capables d’évoluer favorablement au cours de leur vieillissement en bouteille, certains crus accèdent véritablement au statut envié de vins de garde.
Ainsi, les bordeaux d’aujourd’hui sont sûrement différents des bordeaux des siècles passés, mais leur goût toujours uniques demeure la clef de leur valeur.
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