Je n'ai même pas besoin de fermer les yeux pour revoir cette scène, tant elle s'est magnétiquement ancrée dans mon imaginaire par sa force visuelle et sa signification poignante : l'agent Dale Cooper pénétrant dans le cercle des douze sycomores, puis écartant les fameux rideaux rouges, alors que la Red Room de son rêve inaugural est devenue la Black Lodge de son martyre – et la voix de Little Jimmy Scott s'élève, en ce qu'on devine un chant funèbre même lorsqu'on l'entend pour la première fois, et chante : « And I'll see you / And you'll see me / In the branches / that blow in the breeze / In the trees… / I'll see you… under… the sycamore trees… » ; et ce solo de saxophone, tandis que l'inévitable se profile, nous ne l'oublierons jamais. Une fois entré à Twin Peaks, une fois qu'on y est entré de tout son cœur, qu'on en a gouté jusque dans ses défauts et ses brèves pannes d'inspiration l'extraordinaire « état d'esprit », il est impensable de désirer en sortir, et son horizon même lointain, même relégué loin très loin par d'autres projets, d'autres images, même une fois toutes les théories en apparence épuisées, cet horizon, le profil des pics jumeaux, ne nous quittera plus.
Et pourtant, au moment où l'on croirait que tout a déjà été dit, voilà que mon ami Pacôme Thiellement (avec lequel j'ai eu la chance de débattre en détail de Twin Peaks) nous revient avec son nouveau livre La main gauche de David Lynch, et nous propose de refaire le trajet une nouvelle fois, de rembobiner les cassettes (ou plutôt, de ressortir les dévédés), et de tenter d'aborder cet univers passionnant par une face, ou plutôt du point de vue d'une ambition qui n'est pas toujours reconnue à ce produit étrange de l'industrie culturelle, la série télévisée. Comme toujours avec Thiellement, ce n'est pas la rédaction d'un énième guide de l'intrigue qui l'intéresse (l'histoire pourtant passablement complexe de Laura Palmer est résumée en quelques paragraphes lapidaires), ni l'accumulation d'anecdotes, mais au contraire l'exhumation, et pour ainsi dire la révélation, de ce niveau d'interprétation supérieur qui fait qu'une série quitte les limites de son genre et de sa technique pour atteindre à la fois au grand récit, à ce statut de « grand roman » qu'on est prêt à relire sans perte d'appétit, et à la symbolisation de ses propres puissances à l'œuvre à chaque plan, à chaque phrase mythique. Pour ce faire, il convoque comme à son habitude de grandes œuvres en apparence bien éloignées du petit écran : les audaces interprétatives de Dante, la philosophie lumineuse de Marcile Ficin, les combats allégoriques de la Bhagavad Gitâ. Chaque référence vient pourtant prendre sa place avec la précision d'une oreille de pièce de puzzle : Dante pour nous convaincre d'aller toujours un cran au-dessus dans l'audace de nos contresens ; Ficin pour nous rappeler que la beauté féminine, si présente dans Twin Peaks (Laura Palmer, Donna Hayward, Audrey Horne), ramène la présence illuminatrice des visages de Botticelli jusque dans notre époque grise ou enténébrée ; et bien d'autres encore…
L'autre versant de la recherche de Pacôme Thiellement, c'est de nous faire voir comment la destruction de Twin Peaks, suite àl'ordre de la chaîne de télévision diffuseuse de révéler l'identité du meurtrier de Laura Palmer, a de manière fondamentale poussé David Lynch à dévoiler les forces qui, depuis l'origine, étaient à l'œuvre derrière l'élaboration de son petit monde avide de bon café bien chaud et de délicieuses tartes aux cerises. Le thrène poignant de l'épisode final, suivi de l'échec public et critique du film Fire Walk with Me, sont les meilleures clés pour le déchiffrement des films récents de Lynch, leur « monde terrible » dans lequel toute la beauté antérieure semble condamnée à être pervertie ou engloutie : c'est de cet effondrement, de cette désespérance, de ce pessimisme nappé de « méditation transcendantale », que provient la boîte bleue de Mulholland Drive, pivot maléfique faisant basculer la réalité et désséchant Naomi Watts dans une spirale de la déchéance. Rien que pour ces deux pistes, ces deux explorations concomittantes et sinueuses qui s'éclairent progressivement, La Main gauche de David Lynch serait déjà un petit livre remarquable.
Mais il y a encore un troisième aspect, et c'est celui qui nous concerne peut-être le plus aujourd'hui, dans notre contemporanéité la plus immédiate : car ce livre peut aussi être lu (et du moins, c'est de cette manière que je l'ai relu) comme un véritable manuel d'exploration et d'analyse de toute série télévisée qui se respecte. Twin Peaks fête cette année ses vingt ans, et depuis le paysage de la grande narration télévisuelle, bouleversé par cette expérience sans précédent dans sa beauté, sa profondeur et son ambition, s'est peuplé de dizaines de nouveaux univers, qui chacun ont su trouver, chacun à leur manière, avec plus ou moins d'intensités, un public prêt à en poursuivre l'épuisante ligne de fuite, de saison en saison. Durant ma seconde lecture, j'ai beaucoup pensé à Lost, mais d'autres pourront songer à The Wire, ou à [ici insérez mentalement le nom de la série qui vous passionne en ce moment]. La vraie, la grande série, ce n'est pas seulement celle qui impose la force de sa ligne narrative (il faudrait alors mettre la série en relation avec « l'art du conteur » tel que l'a théorisé Walter Benjamin, et avec l'historique littéraire du roman-feuilleton) ; c'est aussi, et surtout, celle qu'il faut revoir (avec ses yeux) et relire (avec sa connaissance). Son emblème, dans Fire Walk with Me, le « prequel » de Twin Peaks, c'est le personnage de Lil the Dancer, dont l'émission de signes est tellement rapide qu'il est impossible au spectateur d'en comprendre dans la perception immédiate tous les ressorts. Pacôme Thiellement discerne dans cette scène le manifeste de l'art visuel de Lynch, axé autour d'un langage imagé qui dissimule par sa vitesse la signification qu'il veut et doit pourtant nous offrir. « Tell the truth, but tell it slant », disait Henry James en pensant à son propre art ; et le phalène fragile que le spectateur, dans son haletant décryptage, se charge lui-même de poursuivre à travers le boqueteau ardu des subplots et des fausses pistes, c'est ce « slant », cette diagonale invisible qui trace en pointillés la véritable ligne de fuite de ce qui n'est plus alors seulement un produit de divertissement, mais une œuvre à part entière, qui réclame notre attention permanente tout en nous incitant à nous laisser porter. C'est l'un des plus beaux doubles mouvements qu'on puisse imaginer. Damon Lindelof & Carlton Cuse, les scénaristes-comploteurs oeuvrant derrière Lost, ont eux-mêmes reconnu l'immense dette qu'ils devaient à Twin Peaks, ses zones d'ombre soigneusement entretenues et sa magie personnelle (du coup je m'autorise à regretter que d'un point de vue strictement filmique, ils soient prisonniers jusqu'au bout de l'esthétique J.J.Abrams, globalement toute en esbrouffe et en plans tremblés, répétitive et quelque peu creuse – mais bon, je pinaille).
Au moment même où je tape ces lignes, dans le monde entier (c'est à peine exagérer) les fans de Losts'apprêtent à en découvrir l'épisode final, après plus de six ans de suspense, et dans une impatience parfois hystérique (« infirmiers, vite ! jet d'eau haute-pression !!! »). L'une des ultimes questions, au regard de Twin Peaks, étant le destin final de l'inusable Jack Shephard, devenu aussi emblématique que pouvait l'être ce pauvre Dale Cooper : les scénaristes lui ont-ils donc réservé ce que Michael Chabon a joliment baptisé le « syndrôme Paul Atréides », une vaste ligne zigzaguante dévoilant sa signification dans une destinée universelle faisant peser le sort de tous sur ses épaules ? Quand vous me lirez, vous le saurez probablement déjà. Et alors, nouvelle question : la suite ? autre chose ? A peine le genre de la série télévisée s'est-il imposé qu'on trouve déjà des voix pour en proclamer la mort. Toutes ces images qui virtuellement attendent encore notre regard crient comme l'argile, elles attendent que des mains ambitieuses (et non seulement divertissantes) les pétrissent et en propulsent les formes plus loin encore. En attendant, Twin Peaks ou Lost, les lampes de l'exégèse vont encore longtemps rester allumées : écrivant, lisant, ou même seulement rêvant (ce qui est déjà beaucoup), ces centaines d'heures nous appartiendront toujours.