Bon. Dans la série, il se nomme d'abord le Fils des âges farouches, ce qui en jette un max. Rahan, c'est celui qui n'appartient à aucune tribu : il est orphelin très tôt et il erre de clan en clan. Craô n'a eu que le temps de lui transmettre les rudiments de la vie et puis son collier de griffes (qui contiennet toutes un enseignement, c'est très important de se le rappeler) comme ne jamais tuer "ceux qui marchent debout". Bref, Rahan est du côté du Bien et nous n'en doutions pas. Rappelons ce que signifient les griffes de ce collier : courage, loyauté, générosité, ténacité, sagesse. En peu de mots, c'est la Déclaration universelle des droits de l'homme ou le serment scout.
Le collier du fils de Craô a été l'objet d'un des fameux gadgets de Pif. D'où vient ce collier ? Eh bien de la série des Timour publiée dans Spirou. Comme Rahan, elle commence à l'époque préhistorique par une sorte d'imitation de la Guerre du feu. Mais la série des Timour se poursuit au long des siècles, chaque descendant du premier Timour possédant à la fois la crinière rouge du grand ancêtre et la pierre qu'il a léguée comme talisman. Tous les Timour agissent ensuite pour le bien commun de l'humanité et se trouvent toujours là où se passent des événements décisifs de l'histoire, ils luttent contre Atilla ou sont prisonniers à Carthage ou bien se retrouvent à Hastings du côté des Normands ou encore en compagnie du Cid. Et d'un album à l'autre, ils ne changent presque pas.
Rahan est un mélange d'autres héros antérieurs. L'influence de Timour sur cette série a été sous-estimée, parce qu'il y en avait une autre plus évidente : celle de Tarzan ! Chéret n'a jamais caché qu'il avait imité le dessin de l'un des plus grands illustrateurs de Tarzan : Burne Hogarth. On retrouve le même graphisme hyper-musculeux, le même sens des disproportions, les mêmes perspectives en plongée et contre-plongée (ce qui permet de traduire les rapports de force sans cesse présents). On revoit aussi le même schéma dans les aventures : Rahan arrive totalement innocent dans un pays qu'il ne connaît pas, il voit que celui-ci est peuplé de "ceux qui marchent debout" (les hommes) mais qu'ils sont soumis par une sorte d'abominable sorcier ou de cheffaillon qui entretient des superstitions afin d'exploiter son peuple, mais Rahan va révéler les impostures et libérer tout ce beau monde afin de lui apprendre la démocratie et le sens du partage. C'est très beau. Comment ne pas être d'accord avec cette morale simple ?
Il possède aussi en commun quelques éléments de langage avec Tarzan : il pousse son cri Rahan ! un peu comme Johnny Weissmuller, mais avec des caractères imprimés en lettres très expressives. Il se désigne lui-même à la troisième personne sans jamais dire "je". C'est une très étrange série où dans le discours il n'y a les marques du discours que pour celui qui est l'oppresseur : ce sera le sorcier malveillant ou le chef esclavagiste qui dira "je" et "tu". Rahan, lui, s'efface tout en se faisant remarquer. Il est d'abord au service des autres. C'est le bon communiste du temps des cavernes. Même si c'est un gros bricolage en reprenant les thèmes d'une série catholique belge et d'une série étatsunienne pétrie de protestantisme puritain (Tarzan est un autre sujet bien plus compliqué).
Cela dit, il y a des éléments ambigus dans la série. Ce héros blond, fils d'un père roux, ne rencontre des méchants ou des incultes que petits, noirs de cheveux, voire crépus ou frisés, parfois affublés de profils un peu simiesques ou alors aux allures de pygmées. Rahan ne débarque jamais que chez des êtres inférieurs, superstitieux, avilis, et il vient en grand libérateur de l'humanité toute entière. D'emblée, il trouve la solution à un problème : il invente la cuisson moléculaire, le four autonettoyant, la crème à bronzer, le sèche-linge ou le fer à vapeur ! Et les populations ébahies le remercient de les avoir enfin introduites dans l'époque des Lumières. Sauf que... Ce manichéisme est un peu lourd à la longue. Il y a un paradoxe : on affiche des références clairement communistes (Rahan n'appartient à aucun peuple précis, il est internationaliste) et puis on retombe dans un discours avec des références paternalistes et colonialistes (Rahan apporte le progrès que vous ignoriez). Le tout servi par un héros blond parmi une infinité de tribus totalement abruties et aux cheveux noirs ou noires de peau. C'est hum... un peu gênant. Ajoutons le fait que Rahan est le rescapé d'une forme de génocide (toute sa tribu est morte dans l'éruption d'un volcan) et on a une somme de faits très contradictoires. Rahan est à la fois l'agent juif du Komintern à l'époque des cavernes et en même temps le pur Aryen qui vient civiliser le monde.
Rahan, grand héros communiste des temps préhistoriques, a été le principal moteur des éditions Vaillant pendant les années 70. C'est le personnage de Pif-Gadget qui a suscité alors le plus d'albums ou de hors-séries ou de revues particulières. On a voulu adjoindre à Chéret un dessinateur concurrent, il a voulu former une équipe pour travailler en studio. Cela s'est terminé en procès pour la reconnaissance des droits d'auteur (oui ! le PCF n'a pas été très reconnaissant envers ses auteurs). Je n'ai jamais vraiment adhéré à cette série, mais je l'estime importante pour ce qu'elle peut dire sur une époque et des discours.