Max | Marée rose

Publié le 23 mai 2010 par Aragon

Ça me fait drôle de bosser aujourd'hui dans ce lycée dont j'avais été renvoyé comme un malpropre en 1967. Premier en français, dernier en maths, je revendique l'honneur d'avoir été l'instigateur de l'introduction clandestine dans ces murs de Kerouac et Vian interdits de lecture aux lycéens d'alors, au programme aujourd'hui !

Mais, les maths, mais la discipline, mais ma fainéantise, Mais... je devais être viré c'était ma seule voie.

Il y a quarante-trois ans c'était la terreur qui suintait ici dans ce bahut, appréhendée par beaucoup, sauf par les élèves normaux. Il y en avait bien quelques uns.

Pour les timides, les faibles, les branleurs, les cancres, c'était le lieu de toutes les souffrances morales et bien souvent physiques.

Les langues restaient dans leurs bouches, se déliaient parfois derrière quelques coins de murs du lycée, exutoires   qui accueillaient nos flots de haine contre nos "ennemis" premiers, ces pions professionnels qui nous martyrisaient.

Aujourd'hui les langues parlent librement dans la cour, dans les couloirs et dans les classes.

Elles sucent des centaines de sucettes qui jonchent parfois la cour, à l'heure où il faut rentrer en classe  à l'aise et décontracté muni de tout le nécessaire réglementaire : casquette sur la tête, portable à la main, fils branchés aux oreilles

Les langues, elles fouraillent aussi allègrement dans la bouche de l'autre, copain ou copine, car au lycée d'Ortès comme dans tous les lycées de France et de Navarre on se bécotte, on se paluche, on se serre,  on se tient par le cou, par la main,  on glisse son euro dans le distributeur de préservatifs, on s'aime avant tout, avant les maths, la physique et le français, on emploie 90 % du temps libre à parler de garçons et de filles. Ces étranges rapports qui se nouent obligatoirement arrivent si vite, sont si surprenants, si attirants, si dérangeants, si passionnants. On se parle, on est jeunes, on est normaux !

Ça me fait drôle quand même, de mon temps - que c'est con de dire ça - on allait au malheur en allant au lycée. Ce lieu était celui de toutes les incertitudes, de toutes les violences gratuites et institutionalisées, de toutes les marées noires de l'âme.

Tiens !  Je ne peux pas m'empêcher d'y repenser, j'imagine un distributeur de préservatifs dans ce lycée en 1967, dans tous les lycées ! Quelle incroyable évolution de société, des mentalités...

Aujourd'hui, les jeunes me semblent tellement à l'aise, du moins, pour ne parler que de ceux-là, ces lycéens 2010 auxquels on offre des distributeurs de capotes, des CDI incroyables, des profs "sur mesure", des voyages au Guggenheim, en Italie  ou aux USA, des séances de ciné, des sorties en montagne, de l'escalade, du ski,  des filières ciné & théâtre, toutes les possibilités d'orientation. Ces mômes qui s'ébattent librement dans les cours de récré et les couloirs des lycées, ces mômes qui font une véritable marée rose ... Ces mômes en profitent, même s'ils savent déjà que "l'après-études" ne sera pas rose !