le vanneur compulsif

Publié le 23 mai 2010 par Aymeric
Arrivé tard, je dus traverser la salle.
Il y avait… Je ne sais pas ? Une vingtaine de personnes dans un séjour aux trois quarts plein.
Manteau sur le bras, d’un bonjour à l’autre, en maillons : quelques bises, deux ou trois formules de politesse, les nouvelles en peu de mots, une épaule serrée.
La monotonie des entames, fastidieuse, rassurante, que suit un désœuvrement qu’on espère fugace. Comme on se sent bête et ballant, il faut vite reparcourir les visages pour trouver l’arrimage. Et c’est une voix qui m’accrocha.
Chaude, grave, et pourtant claire sur le fond de rumeur ; ponctuée de gloussements fréquents. Ces rires au dessus du brouet de sons faisaient aux intonations du beau causeur comme un écrin chiffonné.
Non, franchement, ça vous avait une belle allure. Et puis, j’aime bien rire.
Un prétexte vite trouvé. Une histoire de vin sans doute, une bouteille qui me faisait de l’œil, quelque chose dans ce goût là. Je pris place parmi les rieurs.
Ah, le bel esprit.
Vif.
Ça foisonnait.
Comme au spectacle, avec nos rires en guise de bravo.
Tout, absolument tout ce qui se passait dans la pièce, des conversations aux allures, des grignoteries aux alcools, tout, donc, était prétexte à d’érudites et spirituelles digressions qui finissaient par un bon mot qui fait mouche.
Ce petit bonhomme sans mine, chétif et vouté. Vêtu sans recherche et mal servi par un cou maigre d’où tombaient de grands pans de peau rutilait pourtant de charmes et maniait une étrange alchimie qui transformait l’anodin d’une soirée en d’irrésistibles amuse-gueules.
Nos gueules qui, d’ailleurs, s’endolorissaient un peu avec les heures.
Et ce garçon brillant qu’on entourait, on aurait bien voulu le séduire un peu à notre tour.
Mais là, résistance : un mur d’acier lisse, sans prises, et qui ignorait l’échange au point de teinter notre belle humeur d’un peu d’aigre.
Même en forçant l’ivresse dans un mouvement sans grand espoir de retour vers l’euphorie.
C’est bon, on a compris que tu étais drôle, grommelai-je sur le balcon en tirant sur une cigarette de plus. Tandis qu’à travers le verre mal poli et un peu torve de la porte fenêtre, m’apparaissait dans le visage déformé du vanneur compulsif, évidente, transparente, la vilaine manie derrière le talent. Les laides acrobaties d’une tête trop subtile qui tournait en tous sens comme un insecte prisonnier et donnaient, par le mouvement l’illusion, d’un contenu à une cruche vide.
Et je changeai de place pour de plus fades mais plus riches conversation.
« Sachant que l’acteur projette une définition de la situation en présence des ses interlocuteurs, on peut s’attendre à ce que des événements se produisent dans le cours de l’interaction qui viennent contredire, discréditer ou jeter d’une façon ou d’une autre le doute sur cette projection. Lorsque ces ruptures se produisent, l’interaction elle-même peut prendre fin dans la confusion et la gêne. Certaines des hypothèses sur lesquelles les participants avaient fondé leurs réponses devenant intenables, les participants se trouvent pris dans une interaction où la situation, d’abord définie de façon incorrecte, n’est désormais plus définie du tout. La personne dont on a ainsi discrédité la présentation peut en ressentir de la honte tandis que ses partenaires éprouvent quant à eux un sentiment d’hostilité ; finalement, tous les participants peuvent se sentir mal à l’aise, déconcertés, décontenancés embarrasséseet tendent à éprouver cette sorte d’anomie qui se produit quand s’effondre ce système social en miniature que constitue l’interaction face à face. »
Erving Goffman in La mise en scène de la vie quotidienne