Samedi dernier, donc, au terme d'une rapide évocation des quelques découvertes qui se sont succédé durant l'ultime décennie du XXème siècle dans la nécropole d'Abousir, concession de fouilles accordée par le Gouvernement égyptien aux archéologues tchèques au tout début des années 1960, en guise de reconnaissance officielle et de remerciement appuyé pour leur participation au sauvetage des temples de Nubie, je vous invitais, amis lecteurs, à aujourd'hui pénétrer ensemble dans le mastaba de Kaaper à la suite de l'égyptologue Miroslav Barta
qui en a étudié toutes les composantes dans un ouvrage, publié en anglais en 2001,
consacré aux fouilles du cimetière sud d'Abousir précisément menées entre 1991 et 1993, ainsi qu'aux résultats obtenus tant dans les domaines de l'archéologie, de leur architecture et de
leur décoration que dans celui de l'étude taphonomique, démographique et pathologique des corps exhumés.
La superstructure rectangulaire du tombeau de Kaaper qui
avait dû atteindre 42 mètres de longueur, 20 de large et très probablement 5 de hauteur, fut construite en calcaire originaire des carrières de Toura, sur la rive opposée du Nil, proches du Caire
actuel. La façade était initialement décorée de portraits du défunt.
La chapelle funéraire en forme de L, située dans la partie sud-est de la tombe, contenait les vestiges d'une fausse-porte devant laquelle une table d'offrandes en granit
rouge avait été scellée dans le sol. Le traditionnel serdab destiné à abriter une statue de Kaaper était lui aussi présent.
Ces quelques détails doivent à l'évidence vous rappeler la chapelle du mastaba d'Akhethetep
qu'ensemble, à l'automne 2008, nous avions visitée dans la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre. Si tel n'était pas le cas et si, d'aventure, vous désiriez
quelques explications supplémentaires à son propos, mais aussi sur la stèle fausse-porte, la table d'offrandes ou le serdab, puis-je me permettre de vous suggérer d'éventuellement relire ces différents articles ?
C'est aux fins de sauver ce qui peut encore l'être de ce
monument que les archéologues tchèques s'y intéressèrent dès 1991 : il faut savoir qu'il avait une longue histoire derrière lui ...
Vous n'êtes certainement pas sans ignorer qu'avec parfois la complicité des gardiens de nécropoles, à peine parfois quelques jours après l'inhumation, les voleurs n'avaient
aucun scrupule à pénétrer dans les sépultures à la recherche
des trésors qu'ils savaient s'y trouver, nonobstant le fait qu'elles avaient pourtant été aménagées de manière telle que leurs propriétaires soient en droit d'espérer que jamais elles ne seraient violées, et d'ainsi pouvoir bénéficier du repos éternel
pour leur vie dans l'Au-delà. Des minutes de procès célèbres, notamment à l'époque ramesside, ont en effet été mises au jour par les égyptologues, qui mentionnent avec force détails les
profanations et les dégradations qui ont ainsi été commises à la "Maison d'éternité" des plus grands, ou des hauts-fonctionnaires du royaume susceptibles eux aussi, par leur équipement
post-mortem, d'attiser de nombreuses convoitises.
Cette pratique perdura à divers degrés d'importance tout au long des siècles : ainsi les bâtisseurs du Caire, au début de l'histoire arabe de l'Egypte, ne se privèrent pas de
démanteler des monuments proches - je pense par exemple aux pyramides - aux fins d'édifier ou d'agrémenter ce qui allait devenir la capitale du pays.
Il y eut aussi, ne nous voilons pas la face, toutes les déprédations perpétrées par des "fouilleurs" du XIXème siècle à la solde de consuls véreux qui arrondissaient
leurs fins de mois en vendant à certains musées du monde entier des fragments pariétaux de temples ou de tombeaux : rappelez-vous, entre autres, celui du fourré de papyrus peint ramené par
le Nantais Frédéric Cailliaud, que nous avons pu admirer dernièrement dans la vitrine 2 de la salle 5 du
même Département des Antiquités égyptiennes du Louvre, et auquel j'ai pris plaisir à consacrer plusieurs interventions successives.
Dans la nécropole d'Abousir, le mastaba de Kaaper fut de ceux-là ; et, comme je l'ai ci-avant mentionné, dès la plus haute Antiquité. Mais c'est assurément à l'époque
contemporaine, au cours du dernier siècle plus précisément, que son histoire connut quelques rebondissements, au point que Miroslav Barta, dans un article qu'il lui consacra en 2005, n'hésite pas
à écrire que : "during the last 100 years, this monument was discovered and lost several times."
En effet, il fut très tôt l'objet de pillages qui eurent
pour conséquence d'exporter un certain nombre de blocs de calcaire présentant de fins reliefs, provenant de la chapelle du culte, dans de grands musées des Etats-Unis.
Le mastaba fut ensuite quelque peu "oublié" jusqu'à ce
qu'en 1959 l'égyptologue américain Henry George Fischer (1923-2006), Conservateur en chef des Antiquités égyptiennes du
Metropolitan Museum of Art de New York, le remit à l'honneur en publiant une étude dont le point de départ était constitué de photographies émanant d'archives de Saqqarah : bien que proposant,
notamment, des clichés de murs détruits d'une chapelle indubitablement mise à mal par des pillards, Fischer parvint à en décrire quelques détails de la décoration initiale et, surtout, à en
identifier son propriétaire, Kaaper, grâce à des recherches parallèles qu'il mena dans les collections égyptiennes américaines. Mais, et sans plus de précision, il situait la tombe
"somewhere on the Saqqara necropolis".
Trente ans plus tard, en 1989, une équipe d'archéologues égyptiens la retrouva officiellement - pour la troisième fois de son histoire ! -, sur le site d'Abousir et se rendit
compte de l'énormité des dégâts occasionnés aux cours des siècles par les bien peu scrupuleux "visiteurs" qui s'y étaient introduits.
Ce que confirma l'expédition de l'Institut Tchécoslovaque d'Egyptologie sous la direction de Miroslav Verner, au cours d'une reconnaissance de la région en 1991 : elle en fit
aussitôt le premier projet de sauvetage par investigations
électro-magnétiques dans cette partie du cimetière, conscients
qu'étaient les membres de l'équipe que la reconstitution de l'aspect premier du décor intérieur de la tombe - emplacement n° 1, sur le plan ci-dessous -, serait un énorme défi à
relever.
Et c'en fut effectivement un ! Et qui dura plusieurs années. Et qui apporta, malgré le piètre état de conservation, bien des renseignements nouveaux sur le défunt, son
épouse, sa famille ...
Mais qui aussi, par la même occasion, offrit aux égyptologues la triste opportunité d'évaluer les pertes, considérables. En effet, souvenez-vous, j'ai ci-avant signalé
les photos d'archives qu'avait publiées H.G. Fischer dans son étude de 1959 : plusieurs d'entre elles permirent évidemment d'établir des comparaisons avec ce qui subsiste encore in
situ.
Ainsi, sur le mur est, à l'entrée de la chapelle funéraire, figurait jadis une scène classique dans laquelle des pêcheurs capturaient différentes sortes de poissons à
l'aide d'un filet - un peu comme celles que nous avons déjà rencontrées dans la vitrine 2 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes
du Musée du Louvre. La précision de la réalisation était telle, sur les clichés qui montraient l'intégralité de la scène, qu'il fut extrêmement aisé aux ichtyologistes de définir les espèces
représentées. Dans la chapelle de Kaaper, ce registre a aujourd'hui entièrement disparu ! Certes, nous savons qu'un bloc se trouve exposé au Metropolitan Museum de New York ; ce qui constitue
déjà une espèce de consolation. Mais force est de constater qu'il ne nous donne à voir qu'une infime portion de l'ensemble qui existait originellement.
Les autres blocs ? Ils ne font partie d'aucune collections muséales. Et Miroslav Barta d'avancer l'hypothèse, tout à fait plausible évidemment, qu'ils appartiendraient
désormais à un collectionneur privé.
Peut-être qu'un jour, espérons-le, réapparaîtront-ils "miraculeusement"sur le marché des antiquités ...
La minutie des travaux de restauration menés par l'équipe tchécoslovaque permit de constater, avec un véritable soulagement, que tout n'était pas irrémédiablement perdu.
Ainsi, sur le même mur est, a échappé aux voleurs la classique scène qu'il est convenu d'appeler le "repas funéraire" : Kaaper et Tjenteti, son épouse à ses côtés, sont assis devant une table
garnie de pains et d'autres offrandes alimentaires.
Ce tableau constitue le seul élément de décoration de la chapelle funéraire qui soit resté pratiquement intact ; pratiquement parce que, depuis, ce sont les sels
cristallins qui commencent à l'endommager.
Irrémédiablement perdues aussi donc, les autres scènes
pariétales de cette chapelle : ainsi, sur le mur nord, les égyptologues auraient dû pouvoir rencontrer le défunt que son épouse enlaçait au niveau des épaules, même si, déjà, et les photos
d'archives le prouvent, leurs deux visages avaient été jadis détachés de l'ensemble.
Au-dessus de leurs têtes, une inscription hiéroglyphique très intéressante. Malgré qu'elle soit elle aussi fortement endommagée, il fut possible d'en reconstituer une
partie et d'ainsi se rendre compte qu'il s'agitssait d'un extrait s'apparentant à l'ultra célèbre texte qu'il est convenu d'appeler, dans les milieux égyptologiques, la "Déclaration
d'innocence" ou la "Confession négative" ; texte que, dans un article datant du 21 février 2009, j'avais déjà eu
l'opportunité de vous en expliquer les fondements et la teneur.
Ici, Kaaper s'adressant à ceux des siens qui devront en principe venir régulièrement entretenir son culte funéraire désire les convaincre qu'il a toujours été respectueux
des normes éthiques en usage et, partant, qu'il mérite amplement et leurs offrandes et leurs prières de manière à pouvoir être assuré d'une vie éternelle des plus heureuses :
" J'ai construit ce tombeau justifié devant le dieu. J'ai construit ce tombeau avec mes biens propres (...)
Je n'ai jamais dit quoi que ce soit de mal contre quiconque. Je n'ai jamais rien volé à personne. (...)
Celui qui aurait l'intention de perturber cette tombe serait jugé par le grand dieu, seigneur du jugement dernier. (...)
Et de "signer" : le fonctionnaire royal, Kaaper.
Les égyptologues tchèques s'ingénièrent également, au fil des saisons, à procéder à l'anastylose du mur ouest de la chapelle dans lequel initialement se trouvait la stèle fausse-porte par laquelle, je le rappelle rapidement, Kaaper pouvait passer du royaume des morts vers le monde des vivants afin de venir recueillir les produits alimentaires disposés en principe régulièrement sur la table d'offrandes, par ceux des membres de sa famille qui continuaient à lui assurer le culte funéraire.
Et comme de tradition, une sorte de lucarne, au-dessus de la fausse-porte, permettait de voir le défunt assis de l'autre côté d'une table débordant de victuailles. Ce relief, vous vous en doutez, ne se trouve pas plus que les autres dans la tombe, mais est désormais exposé aux Etats-Unis, au Detroit Institute of Arts Museum, sous le numéro d'inventaire 57.58.
Selon les principes funéraires, un linteau devait surmonter ce tableau. En 1991, les égyptologues tchèques ne purent qu'également constater sa disparition. Mais quelle ne
fut pas leur surprise, trois ans plus tard, quand avec l'accord
du Conseil Suprême des Antiquités de l'Egypte (CSA) une équipe
de savants écossais effectua sur le site une prospection géophysique de surface en vue d'établir une nouvelle carte de cette partie de la nécropole (Saqqara Survey Project
1990-1998) et découvrit le linteau manquant gisant dans le sable à quelques centaines de mètres au sud de la tombe : probablement, à une période difficile à déterminer, avait-il été abandonné là par des voleurs dérangés dans leur action, espérant bien venir
ultérieurement le récupérer.
Actuellement, il fait partie des collections des Musées nationaux d'Ecosse (Glasgow).
D'autres fragments représentant Kaaper, son épouse et leur fils qui se trouvaient jadis à droite de la fausse-porte sont désormais visibles au Nelson-Atkins Museum of Art, à
Kansas City (Nelson Fund 46-33). Quant aux colonnes de hiéroglyphes qui légendaient cette scène, les fouilleurs égyptiens qui, en 1989, "découvrirent" et identifièrent formellement ce mastaba
préférèrent les enlever de la paroi et les mettre préventivement à l'abri dans les magasins de l'Inspectorat de Saqqarah (références LB 5 - LB 7), avant que d'autres, moins respectueux, s'en
emparent.
Mais qui donc fut ce Kaaper - ou Ka-âper, selon certaines
graphies - qu'homonymie aidant certains, sur le Net notamment, confondent avec le "Cheik-el-Beled" dont la statue en bois,
actuellement au Musée du Caire, fut mise au jour par Auguste Mariette au XIXème siècle ?
Celui qui nous ocupe aujourd'hui vécut au
début de la Vème dynastie. Les différentes
inscriptions que son mastaba nous offre encore permettent de savoir qu'il fut non seulement scribe des terres de pâturage du bétail tacheté ; scribe, puis inspecteur des scribes du département
des documents royaux se rapportant à l'armée de plusieurs forteresses des zones frontalières ; surveillant de tous les travaux du roi, puis architecte en chef responsable des bâtiments royaux sur
tout le territoire égyptien ; mais aussi prêtre de la déesse Heqet et même général d'armée. Ce qui prouve, par parenthèses, qu'à cette époque, double, voire triple casquette constituait déjà une
prérogative dont bénéficiaient certains très hauts personnages du royaume.
Comme souvent en ces temps lointains de l'Ancien Empire, - nous sommes ici , je vous le rappelle, au début de la Vème dynastie, soit aux environs de 2500 avant notre ère -, c'est tout au fond d'un puits, profond de 24 mètres, situé dans le coin sud-ouest du mastaba, que fut aménagée la chambre sépulcrale de Kaaper. Et après avoir "visité" la partie supérieure, il eût été tout à fait logique, amis lecteurs, que je vous propose de descendre avec moi dans le sous-sol du désert pour précisément la découvrir.
Malheureusement, notre visite s'arrête ici car, à l'instar de toute la tombe vous l'aurez aisément compris, le puits funéraire fut lui aussi l'objet d'une attention particulière de certains pilleurs et ce, dès l'Antiquité. De sorte que, pour d'évidentes raisons de sécurité, je me refuse à vous emmener en ce lieu fort endommagé et actuellement bien trop peu sécurisé pour permettre l'accès aux touristes que nous sommes ...
Mais rassurez-vous, nous n'avons pas épuisé les découvertes des archéologues tchèques à Abousir sud, loin s'en faut. Raison pour laquelle je vous convie, samedi prochain, à poursuivre notre exploration du site en leur compagnie.
(Barta : 2005
2 ; Fischer : 1959, 233-72 ; Verner : 1993, 84-105)