Le Conseil d’Etat refuse de transmettre une QPC déposée après l’audience publique par la Cimade et le Gisti dans le cadre d’une instance en cours contre un décret car les requérants « étaient en mesure de formuler avant la clôture de l’instruction les questions prioritaires de constitutionnalité soulevées dans leurs notes en délibéré ».
Par ailleurs, il confirme, sans presque aucune réserve, la légalité du décret contesté qui permet de maintenir les familles d’étrangers séparées jusqu’à 2 ans et pose de nombreux obstacles à la venue des familles étrangers de Français, favorisant à rebours les familles étrangères de citoyens européens faisant usage de leur liberté de circulation, reléguant le principe posé par le “grand arrêt” Gisti en 1978 en vertu duquel les étrangers “ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale” (CE, Ass., 8 décembre 1978, Gisti, Cfdt, Cgt): au cours d’histoire du droit des étrangers.
En l’espèce, la Cimade et le Gisti avaient contesté en décembre 2008 la légalité du décret n° 2008-1115 du 30 octobre 2008 relatif à la préparation de l’intégration en France des étrangers souhaitant s’y installer durablement. Après lecture des conclusions le 26 mars 2010, soit moins d’un mois après l’entrée en vigueur de la réforme, ils avaient déposé une QPC contre les dispositions des articles L. 211-2-1, L. 311-9-1 et L. 411-8 du CESEDA tels que modifiées ou introduites par la loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile et qui fondent le décret contesté.
Saisi de la constitutionnalité de cette loi, le Conseil constitutionnel n’avait pas contrôlé, dans les motifs et le dispositif de sa décision, les dispositions critiquées (décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007). Conformément à ce qu’avait explicitement indiqué le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la loi organique du 10 décembre 2009 (Décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, cons. n° 37), l’article 7 du décret n° 2010-148 du 16 février 2010 a expressément prévu que :
« Dans les instances en cours [au 1er mars 2010], (…) le cas échéant, la juridiction ordonne la réouverture de l’instruction pour les seuls besoins de l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité, si elle l’estime nécessaire».
La doctrine « autorisée » estimait qu’au regard de la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE 12 juill. 2002, M. et Mme Leniau, n° 236125, Rec.. CE, p. 278), obligation est faite au juge administratif, lorsqu’il est saisi d’un mémoire ou d’une note en délibéré postérieurement à la clôture de l’instruction et avant la lecture de la décision, de rouvrir l’instruction notamment dans le cas où ces écritures font état d’une circonstance de droit nouvelle (Jacques Arrighi de Casanova, Jacques-Henri Stahl, Laurence Helmlinger, AJDA 2010 p. 383).
Néanmoins en l’espèce, le Conseil d’Etat estime « qu’il n’y a pas lieu de rouvrir l’instruction afin de soumettre ces questions au débat contradictoire » car le mémoire aux fins de transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité, qu’il requalifie en « note en délibéré », aurait pu être utilement déposé avant la clôture de l’instruction par l’avis d’audience.
NB: cette QPC reprenait les arguments de la “porte étroite” du Gisti et de la Cimade contre la loi Hortefeux qui avait été déclarée irrecevable par le Conseil constiututionnel (décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007) car déposée par moins de 60 députés dans un mémoire complémentaire, faute pour les Socialistes d’avoir accepté de défendre devant le Conseil constitutionnel le droit de vivre en famille ou le caractère discriminatoire de certaines dispositions
Pour le reste, dans une très longue décision, le Conseil d’Etat confirme, sans presque aucune réserve, la légalité du décret contesté.
Pour l’essentiel, on relèvera notamment :
1. s’agissant de la procédure de regroupement familial (article L. 411-1 du CESEDA et article 4 et 5 du décret)
- sur la durée de la procédure, le Conseil d’Etat estime que « les dispositions du nouvel article R. 211-4-2 du code (…) ne sont contradictoires ni entre elles, ni avec celles des articles R. 311-30-1 à R. 311-30-11 (…) » car, selon sa lecture du texte, « elles n’imposent pas aux autorités consulaires d’attendre la fin de toutes les opérations [d’évaluation et de formation], et notamment la notification des résultats de l’évaluation qui suit la formation éventuellement imposée à l’étranger, avant de statuer mais les obligent simplement à surseoir à statuer jusqu’à la fin de la première évaluation et, le cas échéant, de la formation et, au plus tard, jusqu’à l’expiration d’un délai de six mois à compter de la date d’introduction de la demande de regroupement familial tout en leur interdisant de se fonder sur la circonstance que les opérations en cause ne sont pas encore terminées pour rejeter la demande de visa ».
En outre, toujours selon cette (re)lecture du décret (voir pour la réalité ce billet ), ces dispositions, qui ajoutent un délai d’évaluation et de formation de 6 mois maximum au délai de 18 mois pour solliciter le regroupement, « n’imposent pas une durée de présence du regroupant sur le territoire national supérieure à deux ans avant l’instruction de la demande de visa, les opérations préalables étant encadrées dans ce délai » et ne sont donc contraires « ni à l’article 8 ni à l’article 13 de la directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relative au regroupement familial » et, pour les mêmes raisons, au droit des étrangers de mener une vie privée et familiale normale.
Certes, reconnaît le Conseil d’Etat ces dispositions imposent respectivement un délai de séjour qui ne peut dépasser deux ans avant le regroupement et dès que la demande de regroupement familial est acceptée que l”‘Etat accorde à ces personnes toute facilité pour obtenir les visas exigés”. Néanmoins cela n’infère, selon lui, qu’une obligation pour les Etats de « permettre la réalisation des démarches administratives préalables au regroupement familial avant l’expiration de ce délai de deux ans pour que les autorités consulaires puissent délivrer un visa dès l’expiration de ce délai ».
L’article 5 de la même directive, qui prévoit que les autorités compétentes de l’État membre notifient par écrit à la personne qui a déposé la demande la décision la concernant au plus tard neuf mois après la date du dépôt de la demande, n’est pas davantage violé, selon le Conseil d’Etat, dès lors « que le délai à l’expiration duquel il est statué sur la demande de visa introduite par les postulants au regroupement familial est nécessairement inférieur à neuf mois ».
NB: le CE ignore -délibéremment (le rapporteur public a évoqué une “erreur du plume” dans le décret) plusieurs délais de 8 jours mentionnés dans le décret et, surtout, le délai de la décision implicite de rejet, qui renvoie donc potentiellement la constitution de la décision - implicite (et non expresse comme exigé par le droit communautaire) - à 8 mois et 16 jours + 18 mois de la demande sur le territoire + le délai de saisine de la Commission (de confirmation) des refus de visas d’entrée en France + la saisine du juge des référés du TA de Nantes…
NB 2: je suis preneur de tout dossier dans lequel le délai des 24 mois aura été dépassé dans le cadre de l’application de la loi Hortefeux et du décret du 30 octobre 2008 (la QPC non transmise sera fournie en prime!)
- sur l’atteinte excessive portée par la procédure d’évaluation et de formation au droit de mener une vie privée et familiale normale protégé par l’article 8 de CEDH, le Conseil d’Etat écarte le moyen « dès lors que la simple obligation de suivre une formation, dont l’objectif est de faciliter l’arrivée en France des bénéficiaires du regroupement familial et de favoriser leur intégration, constitue une formalité qui peut être réalisée à tout moment de la procédure » et qu’il existe une possibilité de dispense de formation l’étranger qui le demande pour des raisons liées à la situation de son pays ou à sa situation personnelle.
- sur l’application de cette procédure aux mineurs âgés de 16 à 18 ans, le Conseil estime la différence de traitement résultant de la loi contraire « ni à l’intérêt supérieur de l’enfant protégé par l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant ni, en tout état de cause, au principe d’égalité » eu égard à l’objectif que s’est fixé le législateur de permettre “la préparation de l’intégration” et à la circonstance ces mineurs « sont dégagés de l’obligation scolaire et (…) dotés d’une plus grande autonomie (…) de nature à introduire entre ces enfants et ceux qui n’ont pas atteint cet âge, une différence de situation ». Par ailleurs confirmant sa jurisprudence, le Conseil d’Etat estime que l’article 9 de la CIDE n’est pas directement invocable (cf. CE 29 juill. 1994, Epoux Abdelmoulah, n°143866; CE, 10 juin 1998, Sanches Lopes, n°165388).
2. Sur la procédure applicable aux conjoints de Français (L. 211-2-1 du CESEDA et les dispositions des articles 4 et 5 du décret attaqué)
En préliminaire, le Conseil d’Etat concède qu’il est prévu, pour les conjoints de Français, une procédure d’évaluation et de formation « analogue à celle prévue pour les postulants au regroupement familial » mais que, toutefois, « cette procédure diffère » car les délais maximums prévus pour les opérations d’évaluation et de formation « commencent à courir à compter de la présentation à [l’OFII] ou à l’organisme délégataire du récépissé de demande de visa de long séjour, qui peut être formée à tout moment ».
Il rejette les moyens sur:
- la contrariété entre les dispositions introduites par le décret attaqué (articles R. 311-30-1 à R. 311-30-11 du CESEDA) et l’article L. 211-2-1 du CESEDA qui prévoit que les consulats doivent statuer sur leur demande de visa de long séjour « dans les meilleurs délais », dès lors qu’il estime que ces dispositions « doivent être combinées avec celles du deuxième alinéa du même article qui soumettent les conjoints de Français à l’obligation d’évaluation et de formation dans les conditions définies par cet article et par décret en Conseil d’Etat ».
- sur les discriminations à rebours induites par ces textes comparativement au dispositif mis en œuvre pour les membres de familles de citoyens de l’Union européenne (article 5-2 de la directive n° 2004/38/CE du 29 avril 2004 : « Les membres de la famille qui n’ont pas la nationalité d’un Etat membre ne sont soumis qu’à l’obligation de visa d’entrée (…) Les Etats membres accordent à ces personnes toutes facilités pour obtenir les visas nécessaires. Ces visas sont délivrés sans frais dans les meilleurs délais et dans le cadre d’une procédure accélérée ») au regard notamment de l’interprétation retenue par la Cour de justice (CJCE, C-1/05, Jia c. Suède, du 7 janvier 2007) qui leur permettent d’obtenir un visa sans être tenus de suivre les opérations d’évaluation et de formation.
Le Conseil d’Etat rejette cette « éventuelle différence de traitement » entre les citoyens de l’Union européenne n’ayant jamais exercé leur droit de libre circulation et ceux ayant exercé ce droit, s’agissant de l’entrée et du séjour des membres de leur famille, dans la mesure où elle « ne relève pas du champ d’application du droit communautaire » : ces dispositions ne peuvent être utilement invoquées à l’encontre d’une mesure « dont l’objet est uniquement de régir la situation purement interne des conjoints de Français ».
Mais surtout, selon l’appréciation du Conseil d’Etat, les conjoints de Français « ne sont pas placés dans la même situation que les conjoints de ressortissants communautaires ayant fait usage de leur liberté de circulation » et dès lors l’instauration de ce dispositif spécifique ne méconnaît « en tout état de cause » ni les articles 8 et 14 de la CEDH, ni les principes généraux du droit communautaire, ni le principe d’égalité, ni la Convention internationale pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale eu égard à « l’objectif d’apprentissage de la langue française et d’intégration dans la société française » mais aussi, ajoute-t-il, « à la vocation des intéressés à devenir Français ».
- Sur la discrimination entre étrangers en fonction de leurs ressources et de leurs conditions de vie, c’est-à-dire en raison de leur fortune, qui ne peut qu’être écarté « dès lors notamment que le décret prévoit que les étrangers peuvent être dispensés du suivi de la formation lorsque celui-ci entraîne pour eux des contraintes incompatibles avec leurs capacités physiques ou financières, leurs obligations professionnelles ou leur sécurité » et ce alors même que la Halde avait relevé le caractère potentiellement discriminatoire de cette exigence dans sa recommandation sur la loi « Hortefeux » (délibération n°2007-370 du 17 décembre 2007).
- Sur les motifs de dispense de la formation, le Conseil estime que les dispositions législatives prévoyaient que le décret devait fixer les motifs pour lesquels l’administration peut, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, dispenser un étranger du suivi de la formation. Le fait de ne pas conférer un caractère automatique à ces dispenses « n’est pas en soi de nature à porter une atteinte disproportionnée au droit des étrangers de mener une vie privée et familiale normale, à méconnaître le principe d’égalité, ni à exposer les étrangers à des traitements inhumains ou dégradants ».
3. Sur l’obligation de formation sur les “droits et devoirs des parents” dans le CAI et la possible privation pour ce motif des prestations familiales par le biais d’un contrat de responsabilité parental (L. 311-9-1 du CESEDA ; article 6 du décret attaqué)
Alors que la Halde avait critiqué ce mécanisme comme étant discriminatoire, le Conseil d’Etat estime que la possibilité ouverte au préfet de saisir le président du conseil général pour défaut de suivi de la formation relative aux droits et devoirs des parents en France a été « prévue par la loi » - qui n’a donc pu être contestée faute de saisine par les Socialistes sur ce point et transmission de la QPC - et que le décret se borne à fixer « les modalités d’information des institutions concernées ». Selon le Conseil d’Etat, ces dispositions législatives « ne prévoient pas que la seule violation du contrat d’accueil et d’intégration est susceptible d’entraîner une suspension des prestations familiales mais uniquement qu’elle peut donner lieu à la signature d’un contrat de responsabilité parentale » et que, par suite, ces dispositions ne sont pas contraires aux articles 8 et 14 de la CEDH ni, en tout état de cause, à l’article 2 de la convention internationale des droits de l’enfant.
CE, 19 mai 2010, Cimade et Gisti, N° 323758, aux tables