Anthony Coleman Quartet - Banlieues Bleues 2010

Publié le 21 mai 2010 par Aymeric
Proposer de faire en une soirée le grand écart d’un bout à l’autre du siècle d’âge du jazz, avouez que l’offre ne manque ni de charme ni d’ambition. Telle était un peu celle d’Anthony Coleman ce 14 avril à Pantin. En entrée, une relecture en solo de Jelly Roll Morton ; la convocation de la jeune génération vers les rivages plus abrupts de l’expérimentation pour finir. On se réjouit d’avoir honoré l’invitation.
Il s’appelait Ferdinand Joseph de la Menthe, ou Lamothe selon d’autres. Proxénète et racketeur, vêtu des frusques voyantes du maquereau à l’ancienne et diamant sur l’incisive. Mais il fut aussi  Jelly Roll Morton, un de ces compositeurs géniaux qui, à la naissance du vingtième siècle, inventèrent tout ce qui deviendra ce jazz qu’il prétendait d’ailleurs avoir été le premier à nommer ainsi.
Les pensées teintées de ce folklore d’exubérance gangster, il y a quelque chose d’assez cocasse à voir arriver sur scène un vieux monsieur charmant, d’une grande dignité qu’assaisonne la malice se dégageant d’un blanc toupet un peu hirsute et d’un sourire d’enfant ravi.
Qu’Anthony Coleman nous pardonne d’insister sur son âge, il nous rappelle que la première bande du New-York downtown, est maintenant vaillamment sexagénaire.
Après deux morceaux, Anthony Coleman se retourne vers le public pour décréter qu’il se fout du passé. Coquetterie probablement, car durant de nombreux interludes nous avons eu droit à quelques doses d’un savoir aux allures encyclopédiques, délivrées dans un délicieux français panaché d’anglais. Introduisant chaque couple de thèmes par des anecdotes sur le grand Morton, il pousse aussi la chansonnette d’une voix timide sur une des nombreuses chansons d’auto-louange que le petit mac, mégalo de génie a troussées par centaines du fond de son bayou.
L’interprétation est assez fidèle, et s’il ne joue pas le jeu de la déstructuration, on craint un instant qu’il se laisse aller à plaquer maladroitement de l’avant-garde comme ces trifouillages de cordes de piano qui tiennent souvent plus du tic ou du signe de reconnaissance que de la véritable nécessité.
Mais une fois suffit, et la modernité du jeu ne leste pas le swing. Tout au plus, s’accentue par ruptures un peu du temps en lambeaux (ragtime) des origines. Comme le pianiste, chacun dans la salle  déchaine son pied en de furieux battements sur le parquet. Un beau succès.
Puis, passé le temps d’une pause minimale, vient celui des nouveaux compagnons d’armes du pianiste ; l’heure du  quartet "Damaged by the sun".
"Des images auditives explosées en édifices écroulés, rappels poignants de la vulnérabilité de la musique" dit le dossier de presse. Anthony Coleman, toujours aussi causant et détendu, nous fera l’amabilité d’en dire un peu plus. Brassant le désordre de ses partitions avec la maladresse empressée de quelque professeur Nimbus, il raconte l’anecdote à  l’origine du projet : à l’occasion d’un concert, il devait aller admirer des peintures de Rothko qui avaient été finalement retirées car elles avaient été endommagées par le soleil (damaged by the sun).
Chose rare, la traduction musicale du concept est très claire et cohérente ; le concept fait son.
De grands aplats dans lesquels, aux accords qui s’étalent répond le jeu de la saxophoniste. Ashley Paul, chatoyante dans les lumières que renvoie sa courte robe pailletée, tient des notes impossibles, prêtes à s’évanouir, et les fond imperceptiblement dans des relais chantés, parfois secondés par le fragile filet du pianiste, chanteur d’occasion.
Dans cette exploration de l’altération, s’entendent des échos de Morton Feldman : cette manière, quasi spectrale, de déconstruire la note en halos.
Mais ce calme tendu se voit soudain zébré d’éclairs.
Il y a chez l’anglais Turner certains paysages noyés de brumes qui sont comme de frappantes et centenaires anticipations de Rothko. Mais dans ces toiles du peintre des incendies et des violences marines, on se dit que sous la pâte grise qui recouvre le tableau se trouve une mer démontée. Ce soir, dans le rôle des faiseurs de rude ressac qui d’un coup chamboulent :
-  Brad Jones à la contrebasse, parfait dans l’art de marteler des lignes obsessives entre deux longues trainées d’archet.
- Le percussionniste Satoshi Takeishi qui secoue tout son attirail de peaux, grelots et clochettes en rafales épileptiques.
On se laisse volontiers malmener par ces brusques alternances au point d’être tout surpris de voir le groupe déjà quitter la scène.
Un premier rappel, classiquement free (où l’on retripote les cordes) : dérèglement scandé de tous les sons. Assez convenu dans ce contexte mais d’excellente facture.

Puis un deuxième, plus long avec une belle pièce lente, grave et profonde, se voulant une réflexion sur le sens des mots. Enfin une nouvelle pièce free, l’occasion pour la saxophoniste de faire montre d’un peu de variété, (c’est vrai qu’en dépit d’un rôle important, l’obligation d’un jeu tout en tension peut frustrer quelque peu). C’est tout. Mais la soirée fut excellente, la compagnie délicieuse, il serait malvenu de se plaindre.

P.S. : Ce texte a été publié sur Citizen Jazz.