Les recettes de l’oncle Chambolle (6)
Comme le père Guilloux, mon bisaïeul dut subir toutes les vexations qu’enfanta l’imagination fertile d’une bourgeoisie provinciale qui sentait son pouvoir menacé. On fit pression sur ses fournisseurs, on essaya de dissuader ses clients enfin, on fit courir sur son compte, les bruits les plus honteux. C’est ainsi qu’un dimanche de septembre, un peu avant midi, alors qu’il achevait de ressemeler une paire de croquenots, il vit s’encadrer dans la porte de sa boutique, le commissaire de police de la ville. Ce fonctionnaire, ceint de son écharpe tricolore, était accompagné, pour plus de sûreté, de deux agents et d’un adjoint au maire. Il informa Victor qu’on l’accusait d’avoir aménagé sa cave pour y fabriquer de la fausse monnaie. Il entendait donc perquisitionner immédiatement ce local.
J’ai déjà dit que mon bisaïeul n’était pas du genre endurant. Il en avait donné des preuves à l’occasion de réunions électorales où, venu avec ses camarades, porter la contradiction aux candidats de la réaction, les débats s’étaient terminés par de solides empoignades. Il écouta cependant sans mot dire les accusations qu’on portait contre lui et, contrairement à ce qu’avait sans doute prévu le commissaire, il ne tenta pas d’empêcher les policiers et l’adjoint de pénétrer dans sa boutique.
Mêlé à l’odeur du cuir et de la poix, il y flottait un parfum des plus apéritifs. C’est qu’Angéline, la femme de Victor, avait cette science de la cuisine qui permettait aux pauvres de tirer le meilleur de morceaux dédaignés par les riches. Ce jour-là, avec un tendron de veau bien croquant, elle avait préparé pour son homme et ses quatre garçons une blanquette, meilleure encore des champignons de rosée que François, son cadet, était allé ramasser dans un pré qu’il savait. Le commissaire ricana «On ne se traite pas trop mal pour un rouge! - Allez, ouvre ta cave. Au bagne, le rata sera moins bon!» Victor eut un léger rictus, mais il réussit à se dominer. Il ouvrit la lourde trappe de bois qui donnait accès à sa réserve. Ayant allumé une lanterne, un agent s’engagea dans l’escalier qui était fort raide. Il fut suivi de son collègue et du commissaire, puis de l’adjoint. A peine celui-ci avait-il mis le pied sur la première marche que d’une bourrade Victor le poussa en avant. L’autre s’abattit sur celui qui le précédait et les quatre représentants de la loi arrivèrent pêle-mêle en bas de l’escalier ne sachant où ils en étaient car leur lanterne s’était éteinte et, pendant leur chute, Victor avait rabattu la trappe qu’il bloqua avec la barre de fer destinée à cet usage. Pour plus de sûreté, le cordonnier posa son tabouret sur la plaque et s’y assit en tirant à lui un petit établi où, d’habitude, il posait son fil et ses outils Après quoi, il envoya ses fils prévenir les camarades et il demanda à Angéline de lui servir son déjeuner, sur cette table improvisée. Elle obéit et, pendant qu’au-dessous de lui, alternaient menaces, insultes et supplications, il dégusta, en prenant bien son temps, la blanquette dont il ne laissa pas une miette.Quand il eut terminé, la boutique était pleine. Le bruit ayant très vite couru que la police voulait emmener au bagne le père Victor, pour avoir défendu le peuple, amis et camarades étaient venus en nombre et il y avait du monde jusque dans la rue. Mon bisaïeul se leva. Il retira tabouret et établi, puis il débloqua la trappe et l’ouvrit. Le commissaire émergea le premier. Aimablement Victor lui demanda s’il avait trouvé en bas ce qu’il cherchait. Ayant jugé à la mine de ceux qui entouraient le cordonnier qu’il valait mieux éviter d’envenimer les choses, le policier fit non de la tête. Ses agents et l’adjoint furent tout aussi discrets et le quatuor repartit sous les rires et les lazzis.
Crainte du ridicule, ou prudence bien entendue, il n’y eut aucune suite à cette affaire et l’on ne vint plus jamais perquisitionner dans la cave de Victor qui, jusqu’à sa mort, répéta que c’était ce jour-là qu’il avait mangé la meilleure blanquette de son existence.
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La blanquette du Père Victor
Il vous faut :
Un morceau de tendron de veau par personne (le croquant du cartilage est indispensable)
Vous les ferez couper en deux par votre boucher. Si vous le voulez vous pouvez y ajouter, mais ce n’est pas indispensable, quelques morceaux vaguement cubiques, pris dans l’épaule.
Cent grammes de poitrine de porc demi-sel, une quinzaine de petits oignons blancs, un bouquet garni, 120 g de champignons de Paris (faute de rosés), un verre de vin blanc sec, un demi citron, deux jaunes d’œuf, 100 g de crème, une noix de beurre, un bouquet garni, un peu de farine, sel et poivre.
ET PAS UNE GOUTTE D’EAU !
En effet, la cuisson s’effectue en deux temps dans une cocotte à fond épais et fermant bien.
Pour commencer, dans le beurre frémissant faites dorer successivement les morceaux de veau, le lard coupé en petits dés et les oignons blancs (ou un gros oignon haché). Puis ajouter un peu de beurre, mélanger tous ces ingrédients sans saler, couvrir et faites cuire à feu très doux pendant une petite quarantaine de minutes. La viande va rendre son jus et ce mouillement sera grandement suffisant pour vous assurer une bonne quantité de sauce.
Au bout des quarante minutes, singer légèrement la viande (c’est-à-dire saupoudrer de farine) ajouter le verre de vin blanc, le bouquet garni, saler, poivrer et continuer de cuire à feu doux pendant une demi-heure, ajouter alors les champignons et un léger filet de citron. Laisser cuire une dizaine de minutes. Retirer du feu, ajouter à la sauce pour la lier le mélange jaunes d’œuf et crème, remettre sur le feu et remuer vigoureusement en veillant bien à ne pas atteindre l’ébullition.
Une sauce onctueuse et odorante nappe, sans la noyer, une viande braisée juste à point. Les petits oignons, les lardons et les champignons ajoutent à l’ensemble une pointe de diversité. Ils l’enrichissent sans le pervertir. C’est facile, simple et bien préférable à ces préparations douteuses où le veau, ayant bouilli dans des décilitres d’eau y a perdu jus et saveur. D’incertains margoulins tentent vainement de masquer cette catastrophe gustative en liant le tout avec des roux où la farine l’emporte de beaucoup sur une matière grasse dont on n’est pas certain que ce soit du beurre. La sauce qu’ils obtiennent et dont ils nappent des morceaux d’une bidoche tristement grisâtre, a l’aspect et la consistance de la colle avec laquelle mon bisaïeul et, après lui ses descendants, collèrent sur d’innombrables murs, de non moins innombrables affiches dans l’espoir, toujours déçu, que demain serait mieux qu’aujourd’hui. Mais bon, bien avant que Rostand l’ait fait dire à Cyrano, nous savons que «C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !» Et puis, pour faire passer une déception, rien de tel qu’une petite blanquette qu’on dégustera en l’accompagnant d’un Coulanges ou d’un rouge de Loire en racontant, pour le nième fois, l’histoire de l’arrière-grand-père et du commissaire.
Chambolle
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La z’ique du jour :