Posté par clomani le 21 mai 2010
Les conférences de prévisions sont, pour toute rédaction de l'audiovisuel français, des rituels interminables. Les participants sont hélés les uns après les autres par un interphone qui fonctionne dans tous les étages de la rédaction, et dans les services techniques.
Service après service, les chefs y sont appelés, soit nommément, soit, s'il est du genre retardataire, par un impatient “le représentant du service société est attendu en salle de conférence, dare-dare”… Ils finissent par y arriver nombreux et fringants, munis de leur pile de magazines et journaux (fournis par la chaîne bien sûr), la liste des sujets au “marbre”, la liste des événements à venir qui sont de leur domaine, les coupures de presse ou la petite note griffonnée par le journaliste de leur service qui a eu vent de l'information.
Ce rituel se fait toujours autour d'un chef, évidemment, car tout rituel nécessite un maître de cérémonie, ordonnateur, trieur de priorités, donneur d'ordre, diffuseur de mépris, repousseur de revers de main les sujets inintéressants (”ça f'ra pas d'audience, ton sujet, coco” étant la phrase-clé à prononcer, en alternance avec “bof, ma concierge, elle ne sait même pas où est le Karabagh alors… hein”…).
Du temps où je vous parle, l'ordre d'examen des propositions était toujours le même : en premier l'”étranger”.(matière noble), en dernier “la culture”. Les sports ont un traitement spécial… mais interviennent de temps à autres. Entre : de plus ou moins longs tunnels, la “politique intérieure” avec ses couloirs d'Assemblée nationale, ses élections, ses élus, l'”Economie” et les “infos génés”, terme générique allant de la vie associative aux chiens écrasés, en passant par la circulation, la vinification en terres champenoises et le crime crapuleux.
Le ou les représentants de chaque service arrivent les uns après les autres et se disposent autour d'une table où siègent déjà : le Directeur de l'Information ou son délégué, les rédacteurs en chefs des Jités, les chefs de plannings des équipes de tournage (caméras et son), l'assistant(e) du grand chef à plumes qui doit faire un compte-rendu de cette conférence de prévisions. C'est lui ou elle qui doit lutter contre le sommeil à un certain moment de la conférence, parce qu'il ou elle est tenu d'assister du début à la toute fin du grand raout prévisionnel et qu'il (ou elle ) doit en tirer la substantifique moelle.
De mon temps, la conférence commençait en gros vers 10h mais se terminait quelquefois à 13h 30 voire 14h. Croyez-moi, rester concentré sur l'actualité, ses hauts et ses bas, entre 3 ou 4 heures d'affilée, sans possibilité de vous dégourdir les jambes, sans machine à café (elles ont été installées bien après), sans possibilité de se réfugier dans un article de magazine ou de vous remémorer la partie de bête à deux dos d'hier soir, relève de l'héroïsme pur et simple. Il vous faut noter tout, ne rien oublier afin que la Rédaction soit à même de traiter l'information de base, celle qui est prévisible, lui permettant ainsi d'être beaucoup plus apte à affronter l'imprévisible : l'actu, la vraie, celle qui arrive toujours là et au moment où on ne l'attend pas.
Donc vous prenez des notes : machin, envoyé spécial en Afrique de l'Ouest, propose de faire un sujet sur les dévastations causées par les crickets… “rhô… mais on en a déjà parlé l'an dernier… il pourrait pas trouver un autre angle que les crickets ou la sécheresse” répondrait le rédac.chef du 13h. Ca, il ne faut pas le noter. On ne retranscrit que l'essentiel. Et d'essentiel il y a très peu pendant ces 3 ou 4h d'échanges. “Pourquoi aller interviewer cet écrivain, c'est un mauvais client… t'as pas un moyen de parler de ce dernier ouvrage sans l'interviewer… il est chiant comme la pluie ?”… voici quelques exemples de réflexions ou réactions qui fusent à longueur de conférences de prévisions. Les journalistes, eux, en attendant leur tour, lisent la presse du jour, se font appeler par leur service, quittent l'assemblée, reviennent…
Votre torture, elle, continue : arrivés à Économie, votre intérêt baisse en même temps que votre vigilance… à Infos Génés, le temps commence à s'allonger, si ce n'est à s'étirer. Ça fait déjà 2 bonnes heures que vous avez assisté à des scènes genre Acte II- scène 1, à des prises de bec inutiles et stériles -mais au moins, ça vous tient éveillé- et c'est alors qu'un chef de service diffuse ses petites suggestions d'une petite voix monocorde.
Arrivé parmi les derniers, il est à l'autre bout de la salle et vous n'entendez rien… il borborygme là-bas au fond… de votre côté, vous sentez une vague torpeur rendre vos paupières extrêmement lourdes. Vous voyez bien que ça tergiverse, qu'il n'a rien d'intéressant à proposer et là… décrochage ! Brutalement, vous tombez de sommeil . C'est l'heure du coup de barre. Vous regardez votre montre : quoi, il n'est que ça ? Alors vous bougez les jambes, remuez sur votre chaise, posez vos coudes sur la table, essayez de parler avec votre voisin s'il est sympa -ce qui ne court pas les rues des rédactions de l'audiovisuel-. Impossible, vous n'en pouvez plus. Alors vous approchez votre cahier de notes près de vous, sur la table, posez un coude de chaque côté , votre tête dans vos mains, prenez un air penché sur vos notes et… vous dormez. Pas longtemps, 30 secondes, mais là vraiment, c'est trop douloureux de rester attentif. C'est le coup de barre classique, celui de la moitié de conférence, celui “d'infos génés”.
Parce qu'infos génés, ça ne vous glorifie pas son reporter, les thèmes n'y sont guère passionnants, et c'est le service où on met les jeunes journalistes fraîchement sortis du CFJ ou des écoles de journalistes. On y met aussi quelques anciens en punition, ceux qui aiment la bouteille, sont caractériels, têtes brûlées… De l'autre côté de la hiérarchie du respect, il y a le grand reporter. Le baroudeur, celui ou celle qui a fait ses classes à l'étranger, dans des conflits, celui qui a échappé à un attentat, qui était au Cambodge à l'arrivée des Khmers rouges, celle qui a couvert le retour de Khomeiny en Iran. Devenu chef de service, on s'adresse à lui avec respect. Ça n'est pas le cas du chef de la Culture de l'époque : une femme, belle, déjà mûre, quelquefois mutine et très connue dans le show business et le milieu des arts. Le Directeur de l'Info ou son remplaçant (souvent le grand chef ne tient pas la distance, mais lui a une échappatoire : un rendez-vous important, une fuite justifiée… vous n'en avez pas, il vous faut tenir) commence à fatiguer, alors il bouscule un peu la dame en question et lui demande d'avancer. Comme elle a son caractère, elle ne se laisse pas faire et répond du tac au tac, quelquefois de façon très drôle. Emoustillée, vous vous réveillez et votre envie de dormir vous lâche enfin.
Vous allez pouvoir reprendre des notes cohérentes, les précédentes ayant des trous (que vous irez compléter avant de taper le compte-rendu, directement avec le journaliste d'Infos Génés en question). La tension monte, la dame ne se laisse pas faire et le macho de service est vraiment très méprisant. Vous vous surprenez à vous demander quels traumatismes il a bien pu avoir dans son enfance. Il est vrai que le pauvre a un visage grêlé d'ex adolescent acnéique, ça lui donne des circonstances atténuantes. Tout de même, ça ne lui donne pas le droit de maltraiter une femme plus âgée que lui de cette façon. Les petits rires narquois fusent de part et d'autre du grand chef. Il faut le flatter, même s'il est odieux… il pourra se souvenir, à votre prochaine suggestion personnelle de reportage, de votre côté “bon public”. Un jour où il a été particulièrement méprisant avec un journaliste noir, ce dernier a quitté la conférence en disant “oui bwana”… laissant les lèche-culs interloqués.
La prise de bec commence à vous lasser. Elle ralentit la fin prochaine de cette conférence qui n'en finit plus de finir. Et vous vous devez de rester attentif, mais lointain. Lointain car vous n'êtes pas journaliste, n'avez pas la carte de presse donc vous êtes transparent … sauf si vous êtes une jolie fille, mais alors vous n'existez que parce que vous avez un physique. Votre cerveau intéresse bien peu ces se(a)igneurs.
Enfin, le ton a baissé, chacun ayant décidé qu'il fallait en finir et ayant mis de l'eau dans son vin. En général, la conférence se termine à 3, ou 4 quand on a de la chance, les chefs des différents services ayant quitté la salle une fois leur laïus terminé et les décisions les concernant prises. Tout ce petit monde s'évapore à droite et à gauche, fonce aux toilettes, il est 14h et vous n'avez pas le temps d'aller à la cantine. Vous allez donc vous acheter un sandwich. Il vous faut très vite taper le compte-rendu à partir de vos notes, avant d'avoir oublié complètement ce qui s'est dit. Tant de temps et d'énergie perdus à établir des plans qui vont quasi systématiquement être contrecarrés par l'actualité immédiate.
J'aimerais bien savoir ce qui s'est passé à la conférence de prévisions précédant le nine eleven…