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L'oeil sec

Par Clarac
Je vous livre ma nouvelle que je présente à un concours (interdiction formelle de piquer mon idée!)
L'oeil sec
Je travaille aux Myosotis, maison de retraite et de convalescence. Tout le monde me connaît et me respecte. Trente ans passés entre ces murs, je suis la plus ancienne. J’en ai vu passer du personnel. Du directeur qui plastronnait dans son costume à l’infirmière fraîchement sortie de l’école, la larme à l’œil, dès qu’une vieille lui déroulait le chapelet de sa vie. Ou encore l’aide-soignante qui fredonnait des chansons alors qu’elle faisait la toilette d’un légume. Car il faut dire ce qu’il en est, les personnes dans le coma je les appelle des légumes. Elles végètent alors qu’elles sont nourries à haute dose sous perfusion. Du bon engrais pour que le cœur continue de battre mais pas assez pour qu’elles se réveillent.
Mais bon, je les laisse faire, les petites jeunes. Au début, j’étais comme elles. Attentionnée et dévouée, le sourire aux lèvres et toujours une bonne parole pour réconforter les vieux et les malades « Mais oui, Madame Pluchon, votre fils viendra vous voir dimanche ». Sauf que le fils unique ne venait jamais ou alors pour la nouvelle année. Il arrivait droit comme un i, l’économie à la boutonnière. Son épouse soupirait déjà dans le couloir « les vieux, ça me dégoute… ne le ne prend pas mal, mon chéri, mais plus vite on partira, mieux ce sera ». Elle regardait avec pitié leurs deux enfants boutonneux et leur disait « soyez gentils avec votre grand-mère, vous savez bien qu’on vient pour qu’elle vous donne vos étrennes. Encore que si elle est aussi radine que l’année dernière, ça ne nous paye même pas le prix de l’essence. Enfin… » .
De vrais charognards. Sous leurs beaux habits touts propres, certaines familles ne viennent que pour soutirer un peu d’argent à leurs parents. En attendant avec plus ou moins de patience qu’ils meurent. J’en ai vu se morfondre quand le médecin leur annonçait « avec le printemps, votre mère est repartie pour plusieurs années ». Les enfants sont émus quand ils mettent leurs parents dans les maisons de retraite. Mais une fois qu’ils y sont, la brave descendance se libère vite du harpon des remords. A peine arrivés à leur voiture, ils laissent s’épancher sans aucune retenue leur soulagement. De la salle de pause, je les observe. L’étalage des bons sentiments qu’ils nous ont montré est vite remballé. En voiture et à nous la liberté ! Celui qui s’aventurerait à piocher dans leur cœur pour y trouver de l’amour casserait son manche sur des cailloux.
Au moins, de ce point de vue là, je suis tranquille. Pas de mari ni d’enfant, juste un frère flanqué d’une femme et de trois gosses. Ils habitent à l’autre bout de la France. J’ai le prétexte de l’éloignement pour ne pas les voir. Excuse réciproque qui arrange tout le monde.
Toutes les semaines, je prenais sur mon temps de pause pour passer un petit quart d’heure avec Madame Pluchon. La direction et sa cohorte de directives s’en est mêlée : interdiction de nouer des relations proches avec les patients. Chacun a sa place. Ensuite, j’ai été transférée au pavillon des légumes. Un service où les malades sont aussi calmes que les habitants d’un cimetière. Vérifier que la perfusion coule bien, leur faire leur toilette, nettoyer le peu de poussière qu’ils dégagent. Les légumes installés sous leurs draps ne salissent pas. Côté propreté du sol, rien à dire. Ils sont dépossédés de tout, même leur pudeur est entre nos mains. Leurs chambres sont les moins bien exposées, une vue sur un bout de jardin tout aussi anémique qu’eux. Des chambres où les relents de javel se mêlent aux effluves d’eau de Cologne. Et puis, ils ne reçoivent pas de visites ou très peu. Au début, les familles viennent. Ils ne savent pas quoi dire ni que faire. Ils restent debout autour du lit souvent de guingois. Le visage chiffonné d’embarras, ils font penser à des élèves qui passent un examen. Ils attendent l’œil fixé à la pendule ou à leurs chaussures, drapés de bons sentiments. En vain. Aucun bruit, puis un soupir avant de dire d’un air gêné « bon, on y va » avec des trémolos dans la voix. Pas d’embrassade ou de phrase qui sonneraient faux comme « tu vas t’en sortir ». Au fil des semaines, ils espacent les visites puis ils désertent. Ils laissent leurs légumes à nos bons soins. Ceux qui pratiquent la commisération sont à leurs aises dans ce service. Ils vont de chambre en chambre avec leur lot de jérémiades et de pitié à distribuer. J’ai souvent répété à Isabelle que je préfèrerais qu’on me plante une seringue dans le cœur plutôt que de terminer en légume. Isabelle me rétorque qu’il ne faut pas dire des choses aussi terribles et elle se signe. Dieu, c’est sa fête foraine. Elle se délecte des liturgies du curé comme d’autres boivent du p’tit lait. Mais elle n’a pas tort Isabelle, les légumes sont notre gagne-pain. Il n’y a qu’elle qui discute avec moi. Oh, je sais bien ce que les autres disent dans mon dos. Elles me surnomment la sans cœur ou l’œil sec. De leurs petites dents pointues sur leurs rires aigues, elles me dévisagent et me mangent d’adjectifs « aigre », « méchante ». Et alors ? Je boirais mon amertume jusqu’à la lie. Elles rigolent et commèrent dans leur service. Mais, leur secret de polichinelle est connu de tous les employés. Elles nomment le tableau de chasse l’endroit où sont placardées les photos de ceux partis trop vite et que nous regretterons. Le tableau de chasse se remplit rapidement après la grippe ou en cas de canicule. Un coup de froid ou une grosse chaleur, il n’y a pas plus efficace pour libérer des chambres dans une maison de retraite.
Je suis contente de ne plus m’occuper des vieux. Toutes ces années à les voir perdre la tête ou la mémoire, ils m’ont sucé ma joie de vivre jusqu’à la moelle. De leurs mains sèches violacées et de leurs yeux suppliants, ils m’ont tout pris. Je ne supportais plus de voir leurs têtes coiffées d’un chapeau en papier dans la salle à manger alors que les plus jeunes s’égosillaient à pousser un bon anniversaire. Avec une petite cuillère, je devais viser la bouche tremblante pour qu’ils puissent gouter au gâteau. Le mélange de chocolat et de salive finissait de toute façon par dégouliner sur la serviette nouée à leurs cous maigres.
Je suis bien mieux maintenant avec mes légumes. Routine et tranquillité en attendant ma retraite. Dans trois semaines, je quitterais les Myosotis une bonne fois pour toute. Je partirais un soir et je n’y remettrais plus les pieds. J’ai tout prévu. Si un jour, ma santé devient défaillante, j’aurais quelqu’un qui viendra me bichonner à la maison. Toutes ces années, j’ai économisé afin de ne jamais être mise en maison de retraite. Isabelle ne comprenait pas pourquoi je refusais l’idée d’être ici plus tard. Comme je lui ai expliqué, il y a beaucoup de gens qui sont jaloux de moi et ça leur ferait trop plaisir de pouvoir m’humilier en me planquant par exemple mon dentier. Comme devant le curé, elle m’avait répondu d’un ton solennel : « je te comprends, Josette. Mais, si jamais un jour tu devais être aux Myosotis, je m’occuperais de toi ».
Je me suis privée pour éviter la maison de retraite. Jamais de voyages ou de vacances, garder la demi-tranche de jambon entamée pour le repas du lendemain. Je l’aurais mérité mon aide soignante à domicile. Je me suis saignée pour.
Et hier, Madame Pluchon a eu un coup de folie comme ça arrive parfois aux vieux. Elle voulait me voir. Impossible de lui faire entendre raison, elle brandissait sa canne et hurlait en chemise de nuit dans les couloirs « Josette, Josette ! ». Ca a fait tout un ramdam, sa voisine a fait une crise cardiaque et en est morte sur le coup. Pour éviter deux morts la même journée et sous peine d’encombrer le tableau de chasse, une infirmière est venue me trouver. La bouche pincée de s’abaisser à me demander un service, elle me priait d’un ton mielleux de venir de toute urgence. En temps normal, j’aurais pris tout mon temps mais comme il s’agissait Madame Pluchon, j’en ai eu le cœur pincé. Je me suis dépêchée. Le sol venait juste d’être lavé par une nouvelle qui voulait faire du zèle.
J’ai réussi à ouvrir les yeux. Je ne sens plus ni mes jambes ni mes doigts. Je n’arrive pas à bouger ma tête et les mots restent coincés dans ma gorge. Je reconnais l’endroit, je suis dans la chambre 24 des légumes.
Le médecin, la directrice sont là devant mon lit. La directrice me regarde d’un drôle d’air.
-Josette, vous avez eu un petit accident, vous avait glissé sur le sol qui était trempé comme une serpillière. Comme ce malheureux évènement s’est produit ici, on va vous garder le temps qu’il faudra. Evidemment, nous prendrons en charge tous les frais et vous n’auriez rien à payer. Vous allez voir, Josette, on va bien s’occuper de vous. Compte tenu de la situation, nous ne voulons pas que cette affaire s’ébruite. Il ne faudrait pas que ça fasse du tort aux Myosotis.
Son sourire d’apparat est figé sur son visage. Elle se tourne vers le médecin pour lui indiquer que c’est à lui de parler maintenant. Il m’explique de sa voix monotone que je suis paralysée mais vu les résultats des examens, ce n’est que temporaire. Dans un ou deux mois, je serais de retour sur pieds. Oh merci, merci mon dieu !
-Vous avez besoin de repos. Et comme l’a signalé Madame Bernard, nous avons pris la décision que seule Isabelle supervisée par une infirmière aura accès à votre chambre. Trop de visites vous fatigueraient.
J’ai dû m’endormir. J’entends sangloter. Isabelle tête baissée se mouche bruyamment dans un mouchoir. Elle est assise à côté de moi à côté sur le lit, ses yeux sont rouges. Si seulement, je pouvais lui dire qu’il ne faut pas qu’elle s’inquiète.
-Josette, tu m’as toujours dit que jamais tu voudrais terminer en légume. Tu me l’as répété plusieurs fois. Je suis ton amie et je pense que le bon Dieu me pardonnera.
Elle sort de sa poche une seringue. Non, Isabelle, je t’en prie, ne fais pas ça ! J’écarquille les yeux de toutes mes forces.
-Tu es étonnée que je respecte ta volonté. Mais, c’est normal.
La voilà qui se met à pleurnicher. Pleurer ! Oui, il faut que j’arrive à pleurer, elle comprendra qu’elle fait une erreur !
-Oh, Josette, tu as des larmes d’émotion. Et dire que certaines te surnommaient l’œil sec… Tu avais raison, ce ne sont que des mauvaises langues.
La seule et unique larme coule le long de ma joue. Elle m’embrasse. Trop tard, elle pique la seringue dans la perfusion.

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