Portrait de Alberto Moravia par Renato Guttuso (1911-1987)
Cela fera vingt ans le 26 septembre que le romancier Alberto Moravia (1907-1990) mourait d'un arrêt cardiaque, le matin après sa toilette, dans son appartement romain. René de Ceccatty, traducteur de l'œuvre et ami du maestro, a sans doute pensé qu'il était grand temps de rendre hommage à l'écrivain italien d'où cette biographie que personnellement j'attendais : Alberto Moravia, parue en début d'année chez « Flammarion ». Et quelle biographie! 678 pages consacrées à l'homme et à ses écrits (romans, nouvelles, journal, pièces de théâtre, récits de voyages, critiques de films, articles pour la revue - qu'il avait fondée - Nuovi Argomenti ou pour les journaux, surtout Il Corriere della Sera) qu'il décortique d'une plume alerte et passionnée.
D'aucuns trouveront paradoxal que l'on se prenne de passion pour un auteur qui a écrit des romans dont les titres décrivent sinon une sorte de pathologie, un état morbide, du moins une asthénie morale, une absence de volonté, comme dans une Carte de Tendre contrariée le lecteur accoste à des rivages hostiles : Les Indifférents (1929), publié à compte d'auteur, Le Conformiste (1951), Le Mépris (1954), L'Ennui (1960). Mais justement, c'est dans l'analyse des sentiments (même s'il refuse le sentimentalisme), le recours à l'introspection, que Moravia affirme son altérité : ce n'est pas pour rien qu'il admirait Dostoïevski, l'homme du Sous-sol, ici métaphore de l'inconscient. On lui a aussi reproché essentiellement à partir de Moi et lui (1971) de parler trop crûment de sexe, d'évoquer - lui qui était l'ami de Pasolini - l'homosexualité ou des pratiques qualifiées de perverses, la sodomie dans Desideria¹ (1978), mais aujourd'hui banalisées ; chic! vendredi, ce soir c'est sodomie. Que n'a-t-on dit, de même, à propos de son style : plat, prosaïque. Enlevez potage!
Et pourtant c'était la fierté de Moravia de considérer qu'il avait livré avec Les Indifférents le premier roman existentialiste, bien avant L'Étranger (1942) de Camus ou La Nausée (1938) de Sartre de qui il citait volontiers comme référence, ainsi que le rappelle de Ceccatty, L'Enfance d'un chef. Sa fierté aussi d'être resté extérieur au système, d'abord le fascisme sous Mussolini, puis la démocratie-chrétienne, pour laquelle il n'avait guère de tendresse, dans l'après-guerre ; il fut du reste élu député au Parlement européen en 1984 sur la liste du parti communiste italien de Berlinguer et voulut en vain, quelques mois avant sa mort, rencontrer Gorbatchev séduit qu'il était par la perestroïka. Il paya ses choix - lui qui pourtant plaça toujours la littérature avant la politique - par le chemin de l'exil intérieur en 1943 dans la montagne romaine, il s'y cacha, et beaucoup plus tard par l'absence d'attribution du prix Nobel de littérature qu'il aurait pu espérer, en 1959 ou en 1960 notamment.
René de Ceccaty souligne un aspect de sa vie peu connu, la surveillance constante qu'il subit, après l'assassinat le 9 juin 1937 à Bagnoles-de-l'Orne² par les hommes de "la Cagoule" (groupe d'extrême droite des années trente en France) de ses cousins germains, les frères Rosselli. Il sera contraint pour continuer à écrire d'adopter un nom d'emprunt : pseudo!
Personnellement je connais assez bien l'œuvre pour avoir lu plus de vingt livres de/sur Moravia. J'avoue ma préférence pour 1934 (écrit, ne pas s'y tromper, en 1982) où il pose, comme dans beaucoup de ses livres, mais dès l'incipit, cette question philosophique³ : « Peut-on vivre dans le désespoir sans désirer la mort? » Bref, le suicide est-il la solution... à défaut d'être le seul problème philosophique? J'ai beaucoup aimé également Agostino (1943), un roman d'initiation, L'Attention (1965), qui traite de l'authenticité et du rapport au réel, et ses Nouvelles romaines (1954) à travers lesquelles il décrit la vie du petit peuple de la capitale italienne. Dans sa biographie, que pour le coup on peut qualifier de définitive, de Ceccatty raconte aussi les amours de Moravia (successivement, Elsa Morante, Dacia Maraini et Carmen Llera seront les femmes - à forte personnalité - de sa vie) et l'importance pour sa renommée de l'adaptation cinématographique de ses romans, que ce soit par Vittorio de Sica, Jean-Luc Godard ou Bernado Bertolucci, même si esthétiquement Antonioni était le plus "moravien" de tous.
Oui, un grand livre de René de Ceccatty que l'on espère à Nîmes, en janvier 2011, au festival de la biographie. Après tout Moravia avait appris le français grâce à une gouvernante, Bisé Durand, d'origine nîmoise ; je le signale à toutes fins utiles... Et ne dites pas, c'est le titre d'un recueil de nouvelles de Moravia (1982) : Bof!
(René de Ceccatty, Alberto Moravia, Flammarion, collection "Grandes biographies", 25 €)
→ Article repris sur le site du media AgoraVox
Notes
¹ titre original La vita interiore
² commune de Basse-Normandie, le crime fut commandité par le régime fasciste de Mussolini
³ on peut dire que Moravia a quasiment préempté le thème de la déréalisation
Post-scriptum : est également parue en mars 2010, traduite par René de Ceccatty, une interview (réalisée en 1961) de l'actrice Claudia Cardinale par Alberto Moravia, éditions « Flammarion », 12 €